1er PRIX
La nuit, mon mari se change en renard
Sylvie Laffaille Ravenel
Je n’ai jamais assisté à la métamorphose de mon mari en renard. Il disparaît au crépuscule dans les bois entourant notre chalet. Il ne veut pas que je le suive. Il est trop rapide pour moi de toute façon.
Je sais que sa première transformation a eu lieu pendant la pleine lune d’octobre. Il n’arrivait pas à dormir et avait fini par se lever. Le lendemain matin, j’étais seule dans la chambre. J’entendais l’eau couler dans la douche. Le couloir menant à la salle de bains était jonché de terre et de feuilles mortes. Lorsque j’ai interrogé mon mari, il m’a avoué qu’il avait passé la nuit dehors. Il m’expliquerait plus tard, il était très fatigué et avait besoin de dormir.
Lorsqu’il s’est réveillé, nous sommes partis marcher. Dans la région, la chasse avait commencé depuis un mois déjà et nous entendions les chasseurs tirer dans les champs alentours. Nous restions prudemment sur les chemins. A un moment, j’ai cru entendre du bruit dans les haies bordant le sentier et j’ai aperçu un reflet roux, sans doute un renard qui s’enfuyait.
Pauvre bête ! ai-je remarqué elle a peur des chasseurs !
Ça aurait pu être moi ! a observé mon mari en frissonnant et il m’a tout raconté.
Quand nous séjournons à la campagne, nous vivons, mon mari et moi, dans un chalet face à un étang entouré de bouleaux. Chaque jour, les carpes reçoivent de ma main leur ration de pain dur et j’aperçois l’éclair orangé de leur bouche vorace. Les tanches, gardons, perches ou brochets préfèrent l’obscurité des fonds vaseux. Autour de nous, il y a la forêt, son odeur d’humus et les premiers champignons qui pointent leur tête.
Dans le dernier film que nous avons regardé ensemble, mon mari et moi, des humains touchés par un virus se transforment peu à peu en animaux sauvages. Après avoir échoué à sauver sa femme, un homme voit son fils adolescent être atteint à son tour. La façon dont il appréhende, avec un mélange de peur et d’excitation, la métamorphose de son corps, la mutation de sa voix, le développement de ses sens et de sa force musculaire, nous avait bouleversés tous les deux.
Je me demande pourquoi nous sommes de plus en plus attirés par le désir de « réveiller l’animal qui sommeille en nous ». Mon mari n’a pas eu besoin d’un virus pour se changer en renard. Pourquoi lui ? Il me répond qu’il n'a pas d’explication. Il ne se sent pas malade, au contraire, il profite de sa liberté, de sa nouvelle jeunesse, de sa vigueur retrouvée.
Tu aurais pu te mettre au marathon ou au vélo pour ta retraite, comme tout le monde !, je lui rétorque, agacée.
Il me reproche alors de ne pas me réjouir pour lui, de tout tourner en dérision.
Que fait-il la nuit dans les bois ? Quelles aventures a-t-il vécues lorsqu’il rentre à l’aube épuisé et dort ensuite pendant des heures ? Lui, qui a toujours aimé bricoler, m’a annoncé avec fierté :
J’ai un terrier maintenant. Deux mètres de profondeur et deux entrées. Je l’ai creusé sous un chêne.
J’ai senti la colère monter en moi. Je lui ai rappelé que le toit du chalet avait aussi besoin de réparations mais il a haussé les épaules et s’est éloigné sans un mot. La vérité est que j’appréhende le début de la saison des amours. Mais si je lui parlais de mes craintes, il se moquerait de ce qu’il appelle ma «jalousie maladive».
Nous ne mangeons plus ensemble puisqu’il a changé de régime alimentaire.
Je débarrasse le terrain des taupes, tu devrais être contente. Elles ne feront plus de trous partout. Je mulote un peu aussi ! m’explique-t-il.
Ce matin, j’ai trouvé une souris éventrée sur la terrasse. J’ai réprimé un haut-le-cœur en ramassant le petit cadavre et je l’ai jeté aussi loin que possible dans les hautes herbes entourant le chalet. Je me suis assise un moment et j’ai vu le martin pêcheur traverser l’étang tel une flèche turquoise. Le héron s’est posé sur la branche d’un bouleau au tronc couleur de lune. Le pic épeiche creusait son trou dans le chêne voisin ; je l’entendais mais il restait invisible. J’aurais aimé que mon mari soit là, comme avant, pour partager avec moi ces instants fugaces. Je me suis soudain sentie seule comme jamais auparavant.
Depuis deux mois maintenant, mon mari se change en renard. Les jours sont plus courts et les nuits plus longues et nous nous croisons à peine. Lorsqu’il rentre, épuisé par des heures passées à vivre sa vie de renard, c’est pour dormir. Hier après-midi je l’ai rejoint sur le divan sur lequel il dort maintenant et je me suis blottie contre lui. Ses bras et ses jambes portaient des traces de morsures et de griffes. Son corps exhalait une odeur inconnue, animale, un peu âcre. Je n’ai pas reconnu l’odeur de mon mari.
Au crépuscule, les chauves-souris se livrent à un ballet virevoltant devant le chalet. Une fois couchée, solitaire dans notre lit, j’écoute le silence, troublé par le hululement des chouettes, le vent dans les branches et le bruissement des feuilles. Lorsque j’entends des jappements et des glapissements sonores, je me lève sans faire de bruit. Le couple de renards se déplace le long de l’étang avec agilité et espièglerie, comme s’ils jouaient tous les deux. Je sais que l’un d’eux est mon mari. Sous le clair de lune, leur fourrure rousse prend une teinte argentée et je ne peux m’empêcher de les trouver beaux. Quand ils disparaissent dans les bois sombres, je me recouche mais je n’arrive pas à trouver le sommeil, le cœur rongé par la haine.
Ce matin, en allant faire des courses à l’Intermarché, j’ai croisé un de nos rares voisins au rayon boucherie charcuterie. « Il a deux saisons dans sa vie depuis qu’il est à la retraite, m’avait un jour avoué sa femme : celle du vélo et celle de la chasse ». Après quelques banalités, je lui ai parlé des renards que j’apercevais souvent la nuit le long de notre étang.
J’ai entendu dire qu’ils sont porteurs de maladies dangereuses pour l’homme et je n’aime pas les voir rôder près de chez nous.
Il a aussitôt réagi :
Vous avez raison d’avoir peur. Ce sont des nuisibles. Ils font beaucoup de dégâts. Une battue va bientôt être organisée dans la région. Ils ne vous causeront bientôt plus de problèmes, vos renards.
J’allais m’éloigner après l’avoir remercié lorsqu’il a ajouté :
Et votre mari, on ne le voit plus depuis un moment. Il va bien ?
Il a eu une grippe carabinée, j’ai répondu, mais il récupère.
Vous lui souhaiterez un bon rétablissement de ma part.
J’ai dit que je lui transmettrai le message et je suis partie.
J’ai lu dans le magazine « La chasse » que 600 000 à un million de renards étaient tués chaque année.
De retour au chalet, j’ai pris ma décision. J’ai annoncé à mon mari :
Je n’en peux plus. Je retourne à Paris demain. Je veux retrouver mes amis, ma famille. Et toi, que décides-tu ?
Mon mari m’a regardée longtemps comme s’il ne me reconnaissait pas. Ses yeux avaient la couleur de l’ambre. Immobile, j’attendais sa réponse.
Je reste. Ma vie est ici maintenant mais tu le sais déjà.
Je suis partie à l’aube sous une lumière blafarde. L’autoroute des arbres était déserte comme souvent. J’ai pensé aux projets que nous avions faits, mon mari et moi, pour notre retraite, à la solitude qui m’attendait, et je me suis mise à pleurer.
J’étais rentrée à Paris depuis trois jours lorsque la police m’a appelée pour m’annoncer la mort de mon mari. Il avait été tué à l’aube par un chasseur dans les bois qui entouraient notre étang. Un accident stupide. Le responsable ne cessait de répéter qu’il avait cru tirer sur un renard. Un détail troublant : la victime était nue malgré le froid et l’heure matinale. Il allait falloir que je vienne reconnaitre le corps.