2EME PRIX
Rendez-vous le 1er Novembre
Bruno Baudart
Nous étions cinq. Plus elle, Solen. Blonde au corps mince, de grands yeux bleus innocents, un caractère entier, la petite amie que nous rêvions tous de connaître et que seul Dionysos…
Cinq donc avec par ordre d’apparition : Jean-Eudes, un fils à papa venu de Brest faire sa racaille avec nous sans trop de risques, histoire d’échapper à sa famille bourge étouffante. Souvent accompagné de La Bête, un mètre quatre-vingts de muscles imbéciles, un matamore, ma-belle-brute-à-moi. Ensuite celui que l’on appelait Petit-Gros, visage aussi rond que son bide, sourire béat perpétuel, amateur de bière – bretonne of course – de La Falette ou de la Mutine.
Et Dionysos, chef de bande naturellement en tête de tout : vols sans importance, bagarres dans les boites avoisinantes et un beau palmarès de conquêtes féminines avec son sourire, sa gueule à affoler toutes les meufs du coin. Surtout Solen, son actuelle petite amie dont il semblait se lasser. Dionysos, un clone de Jim Morrison, même moue boudeuse, même masse de cheveux bouclés, à sa naissance il avait eu le choix entre le talent de Morrison et son physique : devinez ce qu’il avait choisi… Et puis moi, l’intello de service, le solitaire toujours à suivre la bande, à profiter, un peu honteux, des fortunes que la vie nous offrait et toujours en retrait en train d’analyser le groupe.
Quelques années auparavant Dionysos nous avait conviés à une soirée spéciale 1er Novembre, au phare de Kermorvan. Une fête clonée sur l’Halloween Irlandais, betteraves et navets creusés par les mômes, illuminés de bougies à l’intérieur en lieu et place des traditionnelles citrouilles. Une sombre période, ce 1er Novembre, an anaon où, dit-on, certaines portes séparant les vivants des morts s’ouvraient et mettaient en relation ces deux mondes.
Nous nous sommes retrouvés la nuit sur le parking de l’Isthme. Nous avons longé le chemin côtier bordé de dunes grises, de champs d’arméries maritimes et de bruyères aux bouquets roses mauves nimbés de lueur spectrale. Plus loin, une langue plus claire : la plage des Blancs Sablons. Et tout autour de nous, la mer d’Iroise. Sauvage et nue, invisible dans cette nuit aux lueurs d’ivoire, la colère de ses vagues se rappelait à nous. Le vent dans la chevelure blonde de Solen – notre guide dans toutes ces ténèbres – nous sommes arrivés devant le phare de Kermorvan. Sa lanterne surmontée d’une girouette surplombait la mer d’Iroise d’une bonne trentaine de mètres. Nous sommes entrés sans problème, Petit-Gros savait faire ça. Dans le hall d’entrée, dévoilées, par les lampes de nos portables, les premières marches d’un escalier en métal rouge vif. Nous sommes montés au premier. Direction l’appartement du gardien. Inhabité depuis des années ; l’été, les touristes venaient mettre un peu de vie dans ce phare, ce doigt de colère défiant les dieux.
Nous nous sommes affalés dans des chaises et fauteuils abandonnés là. Solen avait amené des navets creusés à l’intérieur, leurs bougies dorées sont venues réchauffer le lit à baldaquin de l’ancien gardien. Dionysos et elle se sont allongés dessus. Petit-Gros a fait circuler sa bière favorite, de la Duchesse Anne, noblesse oblige. A l’aide de mon portable et d’une enceinte connectée nous avons écouté du rap. Et c’est là où tout a commencé à merder… Dans l’alcôve surmontée de bois blond, Dionysos a embrassé brutalement Solen tout en remontant son sweat-shirt. Le reste de la bande s’est arrêté de parler devant la poitrine de Solen mise à nu. Celle-ci a rabattu son sweat puis s’est relevée. Rouge de colère, elle s’est plantée au milieu de la pièce.
Qu’est-ce qui te prend ! Ça va pas de faire ça devant tes potes ? Tu deviens bizarre, ces temps-ci…
Dionysos s’est relevé. Illuminé par en-dessous, son visage arborait un sourire étrange.
Les temps changent, Darling, il faut bien pimenter la chose, non ?
Sur un signe de leur leader, les trois autres se sont levés et se sont approchés de la jeune femme. Visages livides, yeux de poissons morts. Solen m’a cherché du regard, une aide de la part de celui avec qui elle partageait des séances de ciné et notre jeu favori malgré notre âge : la bataille navale…
J/4 B/6 Touché.
Elle ne m’a pas trouvé, j’étais ailleurs, égaré dans ma lâcheté. Brusquement elle a fait demi-tour, direction les 101 marches de l’escalier. Direction la lanterne entourée de sa galerie extérieure. Toute la bande l’a suivie, moi en dernier, je me demandais juste ce qui se passait. Essoufflés nous avons débouché devant le système à rotation de la lanterne, un axe en métal dentelé placé au centre des lentilles de Fresnel. Solen se tenait debout, acculée de chaque côté. Dionysos et les trois autres se sont approchés. Elle a secoué la tête semblant ne pas croire ce qui lui arrivait. Puis elle a fait coulisser un verrou et s’est retrouvée à l’air libre ; elle, maintenant adossée au muret de la galerie extérieure. La meute l’a encerclée. Sans un mot. D’une portée de 40 kilomètres, l’éclat blanc de la lanterne venait éblouir son corps à intervalles réguliers.
Ses cheveux blonds brassés par le vent des fous, le Gwalarm, elle murmurait non, non, devant les quatre ombres qui s’approchaient. J’ai voulu dire quelque chose, Dionysos m’a fait un signe de la main ; il a saisi Solen par une manche. Celle-ci s’est dégagée, elle a enjambé le muret. Le vent hurlait toute sa haine, la mer d’Iroise se fracassait en contre-bas sur le chemin de ronde et Solen, en équilibre, son corps souligné par une lune impudique. Elle a répété non non puis s’est laissée tomber. Rien. Pas un cri, pas ce bruit horrible et sourd d’un corps qui se brise, non, rien. Juste le bruit des vagues en furie et nous cinq qui nous regardions, toujours sans un mot.
De concert nous avons dévalé les 101 marches. Nous nous sommes retrouvés à bout de souffle en bas du phare, tout prêt à nous fondre dans la nuit. Juste avant de disparaître, Dionysos a allumé son portable. La lumière a jailli, elle a éclairé le chemin de ronde au pied du phare : Rien ni personne. Nous n’avons pas retrouvé le corps de Solen. Elle avait disparu.
Aucun de nous cinq ne fut inquiété, personne ne la savait avec nous cette nuit-là et nous avions chacun un alibi en béton : tous chez Dionysos à boire de la bière. Un alibi pour cinq et cinq pour le même alibi. L’année a passé, dans la bande rien n’avait changé. Sauf certaines nuits où la tempête soufflait si fort sur le port du Conquet ou dans les rues désertes de Brest qu’aucun de nous ne sortait seul dans le vent.
Des mois plus tard, à l’initiative de Dionysos, nous nous sommes retrouvés tous les cinq dans le phare de Kermovan. Le 1er novembre, date anniversaire avait précisé Dionysos en souriant. Rien n’avait changé, de nouveau nous étions affalés dans le local de l’ancien gardien. Malgré les packs de bière et la musique de mon IPod, tout autour la mer d’Iroise imposait sa colère. Et il y a eu ce chant, comme une mélodie venue de l’extérieur. Du haut du phare plus exactement. Jean-Eudes a sursauté, Petit-Gros a tété sa bière avec avidité et Dionysos et moi, nous nous sommes regardés. En silence. Personne n’a bougé. Le chant venait s’enrouler autour de la lanterne comme un brouillard invisible. Le long des 101 marches rouges, la litanie s’est lovée, insidieuse, provocante. Personne n’a réagi sauf la bête. Il s’est levé en bombant ses muscles inutiles et il a dit :
Putain, je vais voir qui…
Et il a commencé à gravir les 101 marches. Ses pas ont résonné, lugubres dans cette nuit métallique et j’aurais pu lui parler des sirènes et de leur chant mélodieux si tentant, j’aurais pu mais je n’ai rien dit.
Ses pas ont décru puis, rien, juste un courant d’air quand il a ouvert la petite porte qui menait à la galerie extérieure. Silence et ce long hurlement. Suivi d’un bruit mat, écœurant, un corps qui s’écrase sur de la pierre. Puis rien. Quand nous sommes partis, le corps de la bête avait disparu.
Quelques mois plus tard nous avons appris que Jean-Eudes avait été envoyé par sa famille en Tunisie. Pas loin du phare du Cap Bon. Aussi, quand Dionysos a reçu un SMS le soir du 1er novembre – de nouveau nous étions, nous, les trois survivants, à squatter le phare de Kermorvan – ni Dionysos ni moi avons été surpris d’apprendre que Jean-Eudes avait disparu aux abords de ce phare, si loin d’ici. En pleine nuit. Livide, Petit-Gros s’est levé. Il avait changé depuis… Solen. Il avait maigri, buvait plus et mangeait moins, perdu son sourire aussi. Il a fini sa bière puis a bredouillé, j’en peux plus et lui aussi a monté les cent une marches. Les marches vers l’échafaud. En silence, Dionysos et moi nous nous sommes abîmés dans la contemplation des navets, de leur lumière dorée et nous n’avons pas dit un mot quand on a entendu le cri de Petit-Gros suivi du bruit de sa chute.
Un an plus tard, je me retrouve au pied du phare de Kermorvan. Et Dionysos m’attend. Sa silhouette se découpe sur un ciel rempli de ténèbres, lui posté dans la galerie extérieure en surplomb de la mer d’Iroise. Pour la dernière fois, j’ai gravi les 101 marches de l’escalier intérieur.
B/7 Touché.
La couleur des marches avait viré au rouge brun, cette sale couleur que prend le sang en séchant. J’ai débouché sur le parapet qui entoure la lanterne et Dionysos m’a regardé. Sans un mot. Et c’est là où elle a surgi, cette présence, cette ombre surmontée de cheveux blonds. Juste un geste et Dionysos a plongé par-dessus le muret. Puis rien, de nouveau j’étais seul. Le regard dans les vagues, je me suis perdu dans la contemplation de cette mer éternelle. A quoi bon fuir, et où aller... Alors cette présence, ces cheveux blonds qui sentent la mer aux profondeurs insensées, ils sont venus s’enrouler autour de mon corps. Et la voix a dit, pourquoi n’es-tu pas venu m’aider, mon ami… ? Cette voix n’avait plus rien d’enjoué, non, juste une voix de noyée parmi les profondeurs abyssales. Je me suis absorbé dans l’eau noire tandis que la présence se faisait plus intense derrière moi. Une poussée amicale et pour moi ça c’est terminé comme ça…
B/8... Coulé.