Concours de Nouvelles Noires  - FIRN 2024

3eme Prix 

La journée de la femme

Sylvie Moisant

 

Je me souviens précisément de ce qu’elle m’a dit ce jour-là. Après une journée de travail harassante où j’avais dû conduire pendant neuf heures d’affilée sur la ligne 32, gérer les déviations imprévues et les embouteillages chroniques, vérifier la pression des pneus, extraire de mon bus un groupe d’adolescents alcoolisés et arrogants, tenir le crachoir à une passagère complétement paumée, porter un gars obèse en fauteuil roulant, nettoyer les sièges recouverts de saletés diverses, boue, sauce ketchup, crottes de nez, miettes écrasées, chewing-gum mâchouillé et j’en passe. En écoutant son discours d’accueil, n’importe quel gars aurait pété les plombs, non ?  

Aujourd’hui, j’ai décidé que je ne ficherai rien. Je ne suis pas allée travailler, je me suis occupée de moi. On est le 8 mars, ça te dit quelque chose ? Alors, débrouille-toi. Y’a rien à manger. J’ai pas fait la lessive, j’ai pas repassé tes chemises, j’ai pas fait le ménage, j’ai pas cuisiné. C’est la journée de la femme. A la place, j’ai vidé le compte et j’ai fait les boutiques. Il faisait bon. Y’avait une petite brise printanière qui me caressait les jambes, pour la première fois depuis longtemps je me suis sentie vivante. J’ai acheté des lunettes de soleil branchées avec une monture orange pétante, une robe d’été en mousseline bleu ciel - ne hausse pas les sourcils, tu n’y connais rien - et j’ai même pris une bière en terrasse, le serveur m’a fait un clin d’œil, je te jure, j’étais la plus belle !  Je sais pas pourquoi je perds mon temps avec toi. Tu me toucheras plus, voilà c’est dit, tu connais rien au corps des femmes, au lit je m’emmerde, toujours le même scénario écrit par toi, j’en peux plus. C’est la journée de la femme. Je suis pas allée chercher le gamin à l’école, vas-y toi, et tu l’amèneras chez le médecin, il est encore malade, toujours la goutte au nez comme son père, il a hérité de tes gènes pourris, il sera chauve comme toi à trente ans. C’est la journée de la femme. Et j’ai déjà perdu assez de temps. Huit ans de sacrifice, maintenant je veux vivre pour moi. Me réaliser, prendre mon pied. Devenir une chanteuse célèbre pourquoi pas ? Je veux plus perdre ma vie dans ce boulot de merde et passer le reste du temps à ramasser la vôtre de merde. De quoi je parle ? Tu tires jamais la chasse et lui, il pisse encore sur la lunette. C’est la journée de la femme et  j’ai la haine. Tu fais à bouffer que quand tes parents viennent manger, le reste de la semaine c’est moi qui me coltine tout le boulot. Et le ménage tu le fais jamais, quand tu daignes m’aider, il faut que je recommence, même pas capable de passer la serpillère sous le lit. 

Tiens d’ailleurs, en parlant du lit, j’y ai trouvé tes chaussettes sales et aussi des mouchoirs en papier dégueulasses, tu te masturbes quand je dors ou quoi ?  

Je lui ai dit de fermer sa grande bouche. Elle a rigolé, elle agitait ses doigts aux ongles vernis devant mon visage en me singeant : « Nia Nia Nia… ». Et puis elle s’est laissée tomber sur le canapé avec un «Merde !» cinglant et elle a consulté son portable sans plus me calculer.  

Une espèce de vague énorme est montée de mon ventre. Elle m’a inondé la poitrine, je pouvais plus respirer, cela faisait un mal de chien, mes poumons pris dans un bloc de glace, mon cœur noyé. C’était pas de la colère non, juste une douleur insupportable.  

Après, elle était étendue par terre. Dans sa chute, sa tête avait heurté le bord de la table basse et elle saignait du front. Mais ce qui n’était pas beau à voir, c’était surtout son cou enfoncé, avec une grosse marque rouge en travers de la gorge.  

J’ai regardé mes mains : elles étaient comme d’habitude, elles tremblaient même pas. Juste une tension dans les paumes comme quand vous avez manié un tournevis pendant deux heures pour monter un meuble en kit.  

Je savais pas comment me débarrasser du corps.

Découpage en morceaux, bain d’acide, plongeon en haute mer, enterrement en forêt ? J’ai lu pas mal de polars, mais c’est plus facile à écrire qu’à faire. Ma Stella, je l’avais aimée comme un fou. Impossible de charcuter sa belle silhouette ou simplement d’imaginer son visage sous terre.  

On s’est promenés tous les deux en voiture, moi au volant, elle dans le coffre. J’ai fait le tour de Montpellier, mais j’en avais ras-le-bol de conduire alors je suis rentré.

  • Réfléchis mon p’tit père. 

J’ai dit ça à voix haute, cela m’a fait rire, d’habitude c’est mon fils que j’appelle comme ça. Je précise qu’entretemps j’avais téléphoné à ma mère pour qu’elle aille chercher le gamin en prétextant une soirée improvisée, je suis pas fou. Pour une soirée improvisée, pour sûr c’en était une.  

Le seul endroit où il y a des cadavres, c’est la morgue. Pourquoi j’y avais pas pensé plus tôt ! J’ai repris la voiture, Stella était toujours dans le coffre. Le funérarium de Grammont n’était pas loin, cinq kilomètres à peine, j’ai jeté un coup d’œil sur leur site, il annonçait : « Entreprise publique certifiée ‘NF SERVICE organisation d’obsèques’, nos valeurs essentielles sont d’accueillir et d’accompagner chaque famille endeuillée éthiquement et humainement, avec dignité et dans le plus grand respect des volontés et des moyens financiers de chacun ». Ça m’allait.  

Bien entendu, je n’ai pas sonné. De toute façon, les portes étaient closes, et même si un panneau précisait que l’on pouvait les solliciter à toute heure du jour ou de la nuit, je n’avais besoin de personne. J’ai forcé une fenêtre. Un jeu d’enfant. 

Comme annoncé, les locaux étaient spacieux, aux couleurs actuelles, décorés avec sobriété, favorisant le recueillement et la quiétude. Il y avait même une pièce de cérémonie au parquet ciré, meublée de fauteuils gris clair confortables, d’un piano quart de queue et d’un immense écran. On se serait cru dans une salle de cinéma grand luxe.  

Face à moi, un tas de casiers rangés en colonnes. J’en ai choisi un à cause de son étiquette :

Mathide Bonnier-1987-2024

Crémation le 9 mars -11h.

Elle avait le même âge que Stella. Et elle était programmée pour le lendemain.  

Est-ce que cela m’a fait quelque chose ? Eh bien oui, évidemment. Voir ma femme allongée dans un cercueil capitonné et savoir que je ne la reverrais plus, c’était brutal. Mais le plus déroutant a été de me retrouver avec cette Mathilde sur le dos. A proprement parlé. Parce que, une fois les corps intervertis, j’ai dû l’emmener, et elle était autrement plus lourde que ma Stella.  

J’avais naïvement pensé que détruire le corps d’une inconnue serait plus simple. Pas d’affect. Pas d’émotion. Mais, encore une fois, c’était plus facile à dire qu’à faire. J’ai essayé tant bien que mal. La lame du couteau glissait sur sa peau, je n’arrivais pas à l’enfoncer. J’ai fini par replier les sacs poubelle sur lesquels je l’avais allongée et que je pensais utiliser pour jeter les morceaux de son corps. Elle avait une belle peau blanche. 

Le sang n’était pas sorti de la blessure que je lui avais faite, c’était curieux, j’ai pensé qu’il était déjà coagulé à l’intérieur. Pas une fois je n’ai pensé à qui elle était. Je me l’étais interdit. Malheureusement pour moi, j’allais le savoir quand même.  

Le 9 mars, la famille de Mathilde Bonnier a rendu un dernier hommage à un corps qui n’était pas le sien. Il y avait du monde. Dans Midi Libre, on annonçait le décès de cette adjointe au maire. L’entrefilet précisait qu’elle avait succombé à une grave maladie.

Ses parents sont sortis des pompes funèbres avec l’urne funéraire dans les mains. Ils la tenaient contre leur poitrine à tour de rôle, ça m’a fait de la peine. Je les ai suivis en voiture.  

Ils sont allés directement en bord de mer. Un homme les attendait à bord d’un petit bateau à moteur, ils sont montés, le père tenait l’urne serrée avec une précaution touchante, je voyais les veines de ses mains saillir contre le pot en céramique. Ou était-ce de la porcelaine ? J’ai attendu qu’ils partent et je me suis dit que c’était une belle fin pour Stella. Elle avait toujours aimé la mer. Le bateau est sorti du port de plaisance de Palavas, je l’ai regardé s’éloigner sur les flots et je me suis dépêché. Je n’avais pas beaucoup de temps.  

Il paraît que la mère a été hospitalisée en psychiatrie et que le père a frôlé l’attaque. Je comprends. Trouver devant sa porte le corps intact de sa fille dont on vient de jeter les cendres à la mer, il y a de quoi vous perturber. Moi, je suis rasséréné. Il n’y a plus aucune trace de mes actes, le corps de Stella a disparu. Et je ne vois pas comment on pourrait me relier à cette Mathilde que je n’ai jamais rencontrée. Paix à leurs âmes.   

 
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