Concours de Nouvelles Noires      FIRN 2024

4EME Prix

Que chantera-t-on

 dans les Ephad en 2050 ?

Zahra Derouazi

 

« Dans nos corps à corps, on a joué sur les mêmes accords

Cœur à cœur, quelque chose qui ressemble au bonheur

Corps à corps, elle m'a emporté vers d'autres ports

Cœur à cœur, dans la chaleur des nuits d'équateur. »

 

Bon sang, encore ce morceau. J’en peux plus. 1986 ou 1987 ? Image ou Gold ? Peut-être Phil Barney. Je ne m’en souviens pas, mais ce qui est sûr c’est que ça m’a toujours tapé sur le système. Ils ne pourraient pas nous passer de temps en temps un Bérurier noir ? Ou même du Daho ou du Niagara, ce serait déjà mieux. Le problème, c’est que je suis coincée. Plus capable d’aligner deux mots. Je dois supporter toujours les mêmes refrains. Toujours ces tubes pourris des années 80. Une fois par mois, quand on fête les anniversaires de tous les résidents, chaque dernier vendredi. 

Une fois par mois, c’est déjà trop. J’ai pourtant glissé un petit papier dans la boîte à idées. Tenir un stylo, écrire avec ma main décharnée et tremblante, ça reste dans mes cordes. Mon corps tient encore un peu la route. Je patine avec mes horribles chaussons Confort. Ma cuillère de repas moulinés atterrit maladroitement dans ma bouche, mais au moins, personne n’est assis à mes côtés pour me hurler un « Allez Madame Lescale, encore une cuillère ! »

Et je n’attends pas non plus qu’on vienne pousser mon fauteuil ou changer mes couches. Ou plutôt mes protections, comme on dit ici pour faire passer la pilule. Avec tout ce que j’ai fumé et picolé, j’imaginais tirer ma révérence assez tôt pour ne pas être cloîtrée dans un EHPAD, parmi les zombies du quatrième âge. Manque de bol, je suis encore là, pas si vieille que ça, mais avec une mâchoire fichue, nécrosée, toute pourrie. Des cordes vocales bousillées. Au régime « bouillie » depuis trop longtemps, il me manque les forces nécessaires pour rester seule chez moi.  Je n’ai pas eu le choix. Je n’ai pas eu le courage de me foutre en l’air. Les journées et certainement les années qu’il me reste à vivre, ce sera à la résidence Saphir. Et puisqu’il faut bien passer le temps, j’y vais à leurs foutues animations papier crépon-compote-mémoire-gym-puzzle. Sans oublier les anniversaires, comme aujourd’hui. Ces jours-là, cerise sur le gâteau, on a le droit à notre petite ration supplémentaire d’alcool. Une coupe de Clairette de Die. Ça change du mauvais rosé servi au déjeuner. 

Voilà, la musique s’arrête enfin. Le verre est rempli, Céline, l’animatrice presque aussi vieille que les plus jeunes d’entre nous, pousse de sa voix glapissante la chansonnette d’anniversaire. Quelques lèvres remuent. Pas les miennes. J’attends qu’on nous présente les deux nouvelles recrues qui ont emménagé la veille. Deux morts d’affilée la semaine dernière, c’est deux places libérées d’un coup. Les listes d’attente sont longues. Les vieux de ce pays sont trop nombreux. Ce n’est pas que ces arrivées me rendent joyeuse, non, c’est juste de la curiosité. Une fois la découverte passée, retour à la monotonie. Les nouveaux ne font que remplacer les corps fripés disparus quelques jours plus tôt, le même regard traînant et flasque. Céline offre les cadeaux aux heureux fêtés. Probablement un kit d’hygiène : savonnette et eau de toilette. 

  • Maintenant, nous pouvons souhaiter la bienvenue à nos deux nouveaux résidents : Emilie Lorient et Stéphane Rotra qui nous rejoignent tous les deux et logeront couloir des Fougères.  

Est-ce que j’ai bien entendu ? Stéphane Rotra ? Bon sang. Stéphane Rotra.  Ma mémoire commence à flancher, mais ce nom-là, impossible de l’oublier. 

Un homonyme, avec un nom pareil, ça m’étonnerait. Ça doit être lui. Il faut que je le voie de plus près. Merde alors, ces yeux. Ce grain de beauté à côté de son lobe gauche. La peau a blanchi, la graisse a fondu, le crâne est chauve et lustré.  Son corps, comme tous ceux qui sont ici, est déformé, de traviole, mais je crois bien que c’est cette enflure.  Ce salaud a dix ans de plus que moi, il est encore en vie et, comble de hasard, il vient finir ses jours ici. Ça doit bien faire cinquante ans que je ne l’ai pas revu. Je m’étais promis que si je le croisais un jour, il payerait pour sa lâcheté. Je m’étais imaginé des dizaines de scénarios. Du simple crachat à la figure à la plus immonde des tortures : lui faire bouffer ma merde jusqu’à ce qu’il s’étouffe dans son vomi. Mais ça fait bien vingt ans que j’ai arrêté de tirer des plans sur la comète. 

Fleury-Mérogis. Des mois de ma vie perdus à cause de cet enfoiré. C’est lui qui dealait. Moi, je consommais, c’est tout. J’avais le droit à mes barrettes de shit à tarif préférentiel et je fermais les yeux sur la planque, chez nous. Jamais je n’ai touché un billet ou servi un client. J’allais bosser tous les jours à l’hôpital et après mes journées en psychiatrie, il me fallait un petit remontant. Stéphane et moi on s’était rencontrés à une soirée, chez une fille qui bossait dans mon service. J’ai oublié son prénom. On s’est installés ensemble au bout de six mois. J’étais raide dingue. Il enchaînait les petits boulots et pour arron-dir ses fins de mois, il s’est mis à vendre de la beuh et de la résine. Voyant que c’était facile, il a ajouté de la coke à sa boutique. Ça marchait bien, dans le bar où il avait trouvé une place fixe. Ça ne m’a pas plu, mais je n’ai pas eu mon mot à dire. De fil en aiguille, il a arrêté de bosser. Le stock gonflait. Et, un beau jour, les flics se sont pointés à la maison. Sauf que ce jour-là, Stéphane n’était pas là. Plus tard, j’ai appris qu’il était au courant pour cette descente. Il m’avait laissée en plan, l’enfoiré. Il s’était taillé avec une de ses collègues, une serveuse avec qui il fricotait en douce depuis un moment. Le contrat de location de l’appartement mentionnait seulement mon nom. C’était chez moi qu’il planquait la dope. Pas chez nous

Il aura fallu attendre que j’arrive au bout de ma vie pour le retrouver. La vengeance est un plat qui se mange surgelé, me disait mon père quand j’étais gamine. Le moment est enfin arrivé de mettre ce proverbe en application. Je regarde Stéphane, tout rabougri sur sa chaise ergonomique. Il ne me fait pas pitié. Je n’imaginais pas que la haine pouvait conserver sa fraîcheur après tant d’années. Je ne sais pas s’il me reconnaît, il n’est pas grabataire, mais je ne sais pas à quel point son cerveau fonctionne encore. Il va falloir qu’il paye pour ces années perdues. Après ça, la solitude a été ma compagne de vie. Impossible de faire confiance à qui que ce soit.

Tout le monde a bu son verre et mangé son palet breton. Les fauteuils roulants attendent des mains pour les ramener dans leur chambre et moi je regagne la mienne, en faisant glisser mes chaussons sur le carrelage, l’esprit excité comme il ne l’a pas été depuis longtemps. Il ne faudrait pas que mon cœur lâche maintenant. Je l’entends cogner dans ma poitrine. Et j’ai aussi l’impression que ma vessie a fait des siennes quand j’ai entendu son nom.  

***

Quatre jours se sont écoulés, j’ai bien réfléchi, je n’ai plus rien à perdre, c’est moi qui offrirai son dernier souffle à Stéphane. Mon plan en tête, j’espère que je n’ai pas trop perdu la main avec les seringues. Toute une carrière d’infirmière à l’hosto, ça devrait aller. A son âge, si j’injecte une grosse dose d’air, ça le mènera vers une bonne embolie gazeuse, puis la mort. J’ai réussi à piquer le matos dans la salle des soignants, ce n’est pas compliqué, de neuf à onze heures du matin, ils sont tous dans les chambres.

Demain, ce sera le bon jour, il y a moins de monde en service.

J’ai eu du mal à m’endormir. C’est tellement fou de le retrouver ici. Pas question de me dégonfler.

J’arrive couloir des fougères, devant sa porte, il n’y a pas de personnel dans les parages. J’entre. Il somnole sur son fauteuil, en pyjama. Je lui donne une petite claque. Il ouvre des yeux étonnés. 

  • Vous devez vous tromper de chambre, madame.

Il ne me reconnaît pas. Je vais lui rafraîchir la mémoire. Je déboutonne ma chemise. 

  • Oh, vous êtes sourde ou quoi ?

Elle s’ouvre sur mes seins défraîchis et tombants, avec au milieu mon tatouage qui n’a pas disparu. On s’était fait faire le même : deux serpents entrelacés. Ses yeux s’agrandissent. 

  • Bon sang, Elisa !  

Je sors la grosse seringue de mon sac banane, toujours accroché à ma ceinture. Je remonte le piston. Stéphane est en état de sidération, pourvu qu’il ne claque pas avant. Je mets toute mon énergie pour lui attraper rapidement la main gauche. Sur son bras tout maigrichon, ses veines sont bien bleues et saillantes. Je sais toujours manier l’aiguille. Déterminée, je ne tremble même plus. J’injecte l’air.

Pas un mot ne sort de nos bouches mais Stéphane se pisse dessus. Je range la seringue dans ma banane. Il est si vieux qu’on ne cherchera certainement pas à savoir comment il est mort. Je le regarde fixement. Dans quelques minutes, il perdra connaissance. Ça y est, ses yeux se ferment. Il faut que je parte avant qu’il ne s’écroule. 

Merde ! Dans un dernier sursaut d’énergie, il entrouvre un œil et s’accroche à mon pantalon. Impossible d’enlever sa main, je me penche en arrière et tire. Putain ! Je glisse sur sa pisse, perds l’équilibre. Ma tête ! Ça saigne. Je vois flou. Je, je…

***

  • C’est quand même incroyable ce qui est arrivé à madame Lescale !

  • Ouais, c’est une super histoire d’amour. 

  • Tu m’étonnes ! Retrouver un amour de jeunesse à la fin de sa vie, c’est dingue !

  • Et puis mourir dans une ultime tentative d’ébats, franchement, ça prouve bien que c’est pas parce qu’on est vieux qu’on n’a plus de sexualité. 

  • Du coup, Céline, t’as choisi quoi comme morceau pour leur animation « souvenir » de vendredi ?

  • Peut-être Eternal Flame, des Bangles. Tu connais ?  

  • Nan. 

  • Tiens, écoute. 

 

« Close your eyes, give me your hand, darling.

Do you feel my heart beating ? Do you understand ? Do you feel the same ?

Am I only dreaming ? Is this burning an eternal flame ? »

 

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