Avec William Fenech

William Fenech (chef de file des expressionnistes, vit à Céret P-O). Héritier d’une longue tradition de la peinture de danse et de divertissement. Comme Degas et Toulouse-Lautrec, il accorde la priorité au dessin  trait précis et dynamique. Son œuvre est tout en mouvement, expressive et poétique. Ses thèmes : scènes de bar, musiciens, danseurs. Sa palette est au service d’une expression forte.


Proposition : Donner en un récit une épaisseur romanesque au personnage choisi dans l’un des tableaux de William Fenech. 
Amusez-vous à repérer les personnages évoqués dans les tableaux ! 
Il n'y a rien à gagner si ce n'est notre considération !

 



Sale bête

d’après William Fenech

Le Français, venait là tous les soirs. Ce soir-là, il était même parmi les premiers clients alors que j’en étais encore à régler le son. One two three, One two three. Harry, Birdy et Daisy buvaient le Bloody Mary* que je leur servais traditionnellement comme un talisman garantissant la réussite de la soirée. Ils lui firent juste un geste de la main. A quoi bon lui parler, il était sourd au plus haut degré. D’ailleurs, entre eux, ils le surnommaient surnommé leur pot’ pour reprendre, avec humour, l’expression française, « être sourd comme un pot ». A peine s’il entendait la musique, il en ressentait plutôt les vibrations et dès que les musiciens et la chanteuse prenaient place, il quittait le comptoir et se rapprochait d’eux le plus possible, la main droite repoussant le pavillon de son oreille à l’avant. J’ai toujours été étonnée que les oreilles les plus grandes soient les plus déficientes.

Un couple venait de me faire signe à la table 12. Comme je passais tout près du Français qui bénéficiait de la lumière du spot braqué sur Daisy, mon regard fut attiré par quelque chose de noir qui semblait sortir de l’oreille du sourdingue. Je m’arrêtai pour observer la chose et constatai que cela bougeait. Je m’approchai d’avantage, changeant de côté mon plateau. La chose avait des pattes et une carapace brillante dans laquelle se reflétait la lumière du spot.

Je n’eus pas le temps de tenter quoique ce fût car la bestiole avait regagné au plus vite le fond de sa tanière.

Sur mon carnet de commande, je pris la peine de griffonner quelques lignes en franglais que je montrais à notre homme. Il me regarda dubitatif croyant à une farce  mais déjà le cafard – car c’en était bien un – refaisait surface. Plus rapide que John quand il descend un Maiden’s Blush**, je saisis la bestiole entre mes doigts et la jetai par terre. Sous les yeux éberlués du Français, elle courut se cacher sous le  piano d’Harry.

*Bloody Mary : 25 cl de jus de tomates - 4 cl de vodka - 2 cl de citron pressé - 12 gouttes de sauce Worcestershire - 6 gouttes de Tabasco - 2 pincées de sel de céleri - 1 pincée de poivre

* *Maiden’s Blush : 4,5 cl (1.5 oz.) Gin - 3 cl (1 oz.) Absinthe - 3 cl (1 oz.) Cordial framboise - 2,25 cl (0.75 oz.) Jus de citron

 

*****

 

Dès le début de la soirée, Sahra avait été saisie d’un vague à l’âme insurmontable, ressentant un besoin d’être aimé d’une rare violence. Elle avait l’habitude de tous ces hommes qui la déshabillaient, la touchaient, la malmenaient depuis tant d’années. Mais aujourd’hui, c’était son anniversaire, et elle avait 30 ans. Elle ne se laisserait pas faire. Aujourd’hui, elle voulait s’offrir un moment de bonheur auprès d’un homme différent des autres. Un homme qui la voit, s’intéresse à elle, pour une fois, l’espace d’un instant.

C’est alors que l’homme est entré. Sahra l’a immédiatement repéré. Beau, élégant, un peu mondain elle était sûre de ne l’avoir jamais vu ici. Elle avança vers lui, prudemment, mais chaleureusement, usant de son plus beau sourire. Il la vit, lui prit gentiment la main, et l’amena vers une table située un peu en retrait.

Tout en commandant du champagne, l’homme, sa main toujours dans la sienne, ne la lâchait pas des yeux, et lui parlait avec douceur . Il lui demanda même, comment elle s’appelait. Se sentant belle tout à coup, Sahra était aux anges, cette douceur la revigorait.

Les danseuses arrivèrent, et commencèrent une sorte de French Cancan endiablé. L’homme lâcha la main de Sahra, dirigea sa chaise vers la scène et ne la regarda plus. Ils finirent leurs verres en silence. Dès la fin du spectacle, lui se leva, se dirigea vers une magnifique brune aux yeux bleus, et Sahra les regardant s’éloigner, leva son verre à ses 30 ans.

Dominique

 

Nina pour Antoinette

 

Nina, de son vrai nom Antoinette, n’avait jamais eu qu’une ambition : être écrivain. Elle avait fait tous les métiers pour becter, enfin par tous, entendez tous ceux qu’on peut faire quand on n’a aucun métier et pour tout diplôme une licence de lettres modernes. Celui qu’elle pratique journellement depuis 25 ans est celui de débutante en maison pour messieurs et même pour dames amateurs de jeunes et jolies vierges. Pour son travail, comme ses collègues, elle est toujours presque nue sous une robe blanche indécente et transparente. Son frère prothésiste lui fournit régulièrement un stock d’hymens sur mesure en silicone fin à usage unique. Elle sait gémir, appeler « maman » comme une qu’on dépucelle, au moment de l’effraction, celui où l’hymen cède et même hurler et pleurer pour simuler le viol. Son frère a poussé le détail jusqu’à y faire adapter une petite poche de sang. L’illusion est parfaite avec le sang artificiel mais au goût de sang, qu’il achète à des professionnels de farces et attrapes et d’accessoires de cinéma.

 

Elle a 54 ans, sa vie fastidieuse est passée sans amour, interminable et comme un éclair. Mais aujourd’hui c’est le plus beau jour de sa vie. Après, elle ne sait plus combien de manuscrits refusés, un nouvel éditeur, « Vie privée – vie publique », la publie enfin. Le livre « Ma vie, un roman » sort demain en librairie. Il y aura un cocktail de lancement chez l’éditeur, au quartier latin. Peut-être que les réalisateurs intéressés qu’il a contacté seront là. Elle veut le faire savoir à tous les clients de la maison. S’ils ont les moyens de se payer une pute, Ils peuvent se l’offrir, non ? D’accord, elle les leur dédicacera, mais quand ils l’auront acheté. Et dire qu’elle s’était juré que si ce dernier manuscrit était rejeté, elle se suiciderait – tout était prêt sur sa table de nuit. Mais après tout, peut-être y a-t-il quelque chose là-haut. Pour l’heure, elle passe de bras en bras, se frotte contre des bas ventres et des cuisses, se laisse peloter. Indifférente aux mains fouineuses, elle leur en lit quelques lignes, histoire de les teaser, de leur donner envie de l’acheter. Histoire aussi de leur montrer qu’elle n’est pas qu’un trou. Elle sait qu’elle fait son âge, mais elle fait semblant et met son orgueil au placard. Ce métier, elle le fait, comme une comédienne. Et qu’ils ne viennent pas ricaner : « Nina, tu écrits ? Mais alors, tu fais la pute par vice ! C’est encore mieux ! » Ah !, ces contacts, ces odeurs, ces musiques ! Toujours les mêmes !

 

Si son livre marche, et il y a déjà quelques critiques dithyrambiques dans les journaux, il y aura peut-être un film ? Elle sera invitée partout, fera des interviews. Des conférences où elle expliquera pourquoi elle a écrit ce livre. Même dans des écoles, à la fac. Elle expliquera pourquoi celui-ci a été accepté par des responsables de choix éditoriaux. Après tous les refus. Celui-ci est passé, pas parce qu’il dit la vérité sur sa vie, sa chaotique merdique vie, sa solitude, ses errances, ses trébuchements, son cœur et ses rêves piétinés, écrasés. En toute crudité. Nina n’est pas crédule, elle sait que ce n’est pas pour sa sincérité sans voile, mais parce qu’il y a un public pour ce genre de littérature. Une clientèle, des amateurs voyeurs, des dépuceleurs, des violeurs et des voyeurs non assumés, qui se branleront en lisant son livre. Et qui peut-être chercheront l’adresse du bordel où elle officie. Mais elle n’y sera plus. C’est la patronne qui sera contente avec de nouveaux clients. Elle est déjà ravie : on vient de lui livrer tout chauds 150 exemplaires dont elle fait 10 jolis piles en éventail autour de la caisse. Elle rit : « J’ai investi pour toi, Nina ! J’espère qu’ils vont partir comme des petits pains ! » La salope, elle se gardera 15 pour cent de ce qui me revient.

 

Sur la première de couverture « Ma vie, un roman de Antoinette X », Antoinette s’est fait photographier assise nue de dos, recouverte d’un voile d’organdi, visage de profil regardant l’objectif avec un très léger sourire énigmatique et engageant. Une photo suggestive, provocante, à la Hamilton : la chair est rose et le voile blanc ne cache rien de son dos fripé. La photo se détache très bien sur son fond noir brillant. Mais elle est cruelle comme son ressentiment.

Viviane

 

 

Ils s'aiment et ça les rend beaux. Ils sont tous deux noirs, noirs, telle une nuit sans lune. Elle s'appelle Misty, et lui, Barnabé. Ils se connaissent depuis toujours, et tout naturellement se sont mariés dès qu'ils en ont eu l'âge.

Ils adorent la vie, danser, boire et chanter. Tout leur est bon, pourvu qu'ils s'amusent et restent ensemble.

Ils ne se séparent jamais. Comme il est beau de les voir enlacés, les yeux dans les yeux remplis de caresses. Leur corps se touchent, ils se donnent un baiser.

Tous les soirs, ils viennent danser dans les cafés de Pigalle, retrouvent les habitués, devenus leurs amis. La musique les emporte, leur corps s'enchaînent et les voilà partis pour toute la nuit.

Au petit matin, rassasiés de musique, tout le monde se quitte.

Misty et Barnabé se prennent la main, rentre chez eux, fatigués mais heureux, avec la promesse d'y retourner.

Françoise

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