Textes FIRN 2019

Le palmarès 2019

 

"Une moisson de nouvelles de qualité'', tout ceux qui les ont lues sont unanimes ; d'abord le président du jury, l'écrivain Olivier Martinelli et ses accesseurs : Marie Faillat, Odile Martin-chareyre, Line Cros et Sylvie Castellan.

Monique Nicque qui a mis en page le recueil Addictions ne les contredira pas !

 

Donc voici le palmarès :

Premières exaequo :

Anne Mouchot pour Un coup de dé

Catherine de Labarre pour Cap' ou pas cap'

Troisième :

Valérie Vernet pour Je te promets de t'aider 

 

Félicitations à tous ! Si vous souhaitez vous procurer le livre envoyez un mail à la Fabrikulture : 

lafabrikulture@free.fr

 

 

 

Anne Mouchot

Premier prix ex-aequo du concours

 

Il en était là : au niveau du néant, à l'étage de l'ironie. Rien ne lui advenait qu'il n'ait vraiment désiré. Du plus loin qu'il pouvait se rappeler, sa vie n'avait obéi qu'aux instances de volontés extérieures ou d'une succession de hasard dont il ne maîtrisait aucun domino. Il en était là de sa vie - mais elle était si peu sienne ! - et elle ne lui devait rien.

La vaisselle du dîner rejoignit dans l'évier celle du matin dont les reliefs de nourriture avaient séché sur les couverts. Il reprit son livre et s’allongea sur le lit défait : Sophie Calle - De l'obéissance. Sur la première de couverture rose, il n’y avait qu’une minuscule photo de l’artiste en nuisette, dans une pose artificielle et lascive, entre hétaïre et pantin. Poupée arrogante attendant qu’une main l’anime. Il ne dormit pas, le livre était bref mais ce qu'il lui ouvrait de réflexions remplit sa nuit.

Le lendemain, il se réveilla, attrapa un bol dans l'évier, le rinça, se prépara un café, s'habilla tandis qu'il passait, mangea quelque chose – peut-être, sûrement, prit ses affaires, sortit. Dans le Crous, le couloir bruissait des mêmes sons que la veille : les mêmes musiques, les mêmes radios, le même tempo des douches et des portes claquées. Une mécanique du matin sans mémoire, sans déplaisir, fonctionnelle et absurde.

Dans l’amphithéâtre, il embrassa distraitement sa compagne, salua vaguement ses amis.

- Tu as vu ? Mallarmé, ce trimestre ! Tu vas te régaler !

- Ouais… Moi je monte.

Elle allait le suivre. Il lui posa la main sur l’épaule.

- A tout à l’heure.

La brièveté de ces mots était sans réplique. Il s’isola en haut des gradins, se posta en spectateur. Il n’écouta rien du cours, observa seulement ce qui se jouait sous ses yeux. Il ne comprenait plus. Sa compagne le regardait souvent, attristée par sa froideur, inquiète de son changement d’humeur. Ses amis la rassuraient. Ça lui passerait, ils le retrouveraient au tarot du midi. Lui, les regardait du haut de l’amphithéâtre : il sentait le poids de leur attente. Mais, aujourd’hui, il ne s’y plierait pas. Il quitta l’amphi subrepticement, sécha les cours de l’après-midi, ne répondit pas aux sms de ses amis, alla sur les bords de Seine, fit l’inventaire de sa vie : ce qui était de lui, ce qui était des autres ou du hasard, analysait ses choix présents, se projetait dans l’avenir. Partout et de tout temps, il avait obéi à des injonctions, des pressions, des aléas qu’il n’avait pas maitrisés. Il se croyait libre et il avait été sans cesse agi. S’il continuait ainsi, il construirait «sa» vie sur le modèle que les autres lui avaient rêvé ou que la bonne ou la mauvaise fortune lui octroieraient au gré des bousculades du monde. Il ne serait jamais.

Un couple riait, assis sur la margelle du quai, les amoureux balançaient leurs jambes au ras de l’eau verte. Une péniche passait, crevait la Seine dans une écume blanche ; l’eau sans cicatrice s’était recousue jusqu’au prochain passage. Comment faire ? Tout était trop tard ! Il était irrémédiablement un autre. Rimbaud avait raison et Sophie Calle l’assumait en transmettant le scénario de sa vie à d’autres : «Je serai ce que vous ferez de moi.».  Lui, au contraire, voulait en redevenir totalement maître. Tout effacer dans un reset général, redevenir un voyageur sans bagage.

Ses pensées alors se précipitèrent, claires, idéales, fascinantes. Il sortit un carnet de sa sacoche, écrivit les règles du jeu : le hasard dirigerait ses pas et ses décisions jusqu’à ce qu’il soit débarrassé des décors anciens. Prendre un dé, choisir six possibilités, réaliser celle indiquée par le dé. Le jeu durerait un an. Au bout d’un an, abandonner le jeu, partir d’où il serait. Etape première : vivre dans un lieu où il serait inconnu, abandonner famille, amis, compagne et fac. Se choisir un autre nom. Les coups de dés aboliraient le hasard.

 

Il rentra, griffonna des mots rapides, confus, les doubla par des mails qui tentaient d’expliquer sa démarche et de rassurer ses proches. Il concluait sur ces mots : «Peut-être à jamais, peut-être à un jour lointain. Débarrassez-vous de moi.» Puis fit des bagages rapides, emporta un atlas, un annuaire, un dé, laissa sa clé, claqua la porte. Il était ivre de sa décision et fier. Arrivé au métro, il jeta le dé sur le sol : 5, puis une deuxième fois : 3. Ligne 5, troisième arrêt. Il était comme un enfant découvrant un nouveau jeu. Il sortit de l’arrêt relança le dé - deuxième bar, commanda selon le même processus : une dame blanche et une bière. C’était drôle et exaltant ! Il ouvrit au hasard l’annuaire, lança le dé : le cube désigna la colonne et la ligne : Benjamin Ruissel. Du côté de l’atlas, le dé indiqua Toulon. Il fit la moue, déçu. Il aurait désiré que le hasard lui offrît une autre perspective. Mais il se reprit : les villes qu’il envisageait (Londres, Melbourne ou Barcelone ou…) n’auraient jamais été un véritable choix puisque ce désir d’un ailleurs avait été construit par d’autres. Il n’aimait pas spécialement ces lieux : on – les médias, l’entourage… – lui avait dit qu’il devait les aimer. Il relança le dé : pair, travail / impair : fac. Pair.

 

Le trajet passa sans qu’il s’en rendît compte : une ardeur et une impatience folles éblouissaient chaque seconde. Arrivé sur le parvis de la gare, il lança le dé : gauche ou droite ? Quel hôtel ? Le suspense était jubilatoire, une excitation terrible animait ses mains. Il s’installa dans la chambre, repartit rapidement, explora la ville, dé en main. Au soir, il s’effondra sur le lit, ivre de fatigue et de liberté.

Le lendemain, plus calme et réfléchi, il fit ses comptes. Au prix de la chambre, il pouvait tenir trois à quatre semaines. Il avait donc une vingtaine de jours pour trouver un travail, s’organiser, chercher une colocation…

Il multiplia les intérims, les petits boulots : serveur, plongeur, vigile d’une nuit, cueilleur de fruits, manutentionnaire, distributeur de prospectus… Une vie précaire et chiche mais dont l’instabilité avait des airs de liberté. Il s’enivrait et s’enorgueillissait de cette marginalité. Lui revenaient en tête les hobos merveilleux  Kerouac, London, Guthrie ! Les fugueurs fulgurants  Rimbaud ! Le seul usage du cube magique l’élevait au rang d’une aristocratie libertaire qui lui faisait regarder de haut les soumis laborieux et sociaux qui survivaient sous les jougs de l’habitude et de la nécessité. Le dé acquérait une valeur quasi religieuse et démiurgique : une idole géométrique et portative dont il ne se séparait jamais et dont il vérifiait sans cesse la présence au fond de sa poche.

Au bout d’un an, le jour anniversaire de sa renaissance advint. D’après ses calculs, il avait atteint un tel degré de hasard qu’il pouvait considérer la vie qu’il allait choisir comme la sienne en totalité. Il n’avait plus aucun contact avec ses amis. Sa famille, ses parents ne l’avaient pas retrouvé. Il ne savait plus rien d’eux. Il avait envoyé quelques mots rassurants sans adresse de retour et sur du papier anonyme, postant ses lettres en des villes éloignées de Toulon.

Le hasard l’avait mené à Hyères dans une colocation qui s’était peu à peu transformée en vie à deux. Il aimait profondément cette jeune femme rencontrée là. Leur amour expansif et trépidant avait chassé les autres colocataires un à un. Mais leurs deux seuls salaires ne suffisaient plus à couvrir le loyer et ils devaient quitter cet appartement trop cher. Sa première véritable décision serait donc de choisir un lieu vraiment à eux. Ils avaient rendez-vous l’après-midi dans une agence qui leur proposait plusieurs possibilités.

A cette période, il travaillait dans les marais salants et finissait tôt car la brûlure du soleil de juin interdisait de travailler l’après-midi. La chaleur du matin suffisait déjà à le faire ruisseler et le couvrait d’une croûte de sel et de sueur dont la gangue blanche semblait gripper ses articulations et ses mouvements.

Lorsqu’il rentra, elle n’était pas encore arrivée. Elle finissait plus tard. Il se changea, s’installa dans le salon, déjeuna en l’attendant, sortit le dé. Il le faisait tourner sur la table tout en mangeant. C’était la dernière fois qu’il entendrait ce bruit de rebond ; plus jamais son cœur ne battrait la chamade lorsque, ralentissant sur son arête, le dé hésitait, selon la face qui apparaitrait, à choisir la vie de celui qui le possédait. C’était fini. Mais c’était bien. Il était parvenu à ce qu’il désirait. Tout ne dépendait plus que de lui. Il se leva, fier du parcours accompli et assumé, et du geste qu’il allait accomplir. Il ouvrit la poubelle, tendit le bras pour y jeter le dé.

Il hésita, regarda le dé  juste un dernier jet, comme un adieu. Il demeura, quelques secondes, immobile. La bouche ouverte de la poubelle attendait. Il fit demi-tour, se rassit. «Pair, je reste, impair, je repars à zéro.». Il lança le dé.

Quand elle arriva vers 13 heures, il était parti.

Alors tout recommença. C’était comme une spirale dont il ressentait, avec une vive volupté et une délicieuse angoisse l’aspiration et l’engloutissement. Il ne pouvait plus s’arrêter. Dès que quelque chose s’établissait, se construisait, lui proposait un avenir, il ressortait le dé et jouait son va-tout.

Mais un matin qu’il avait de nouveau tout rejoué, il regarda le dé et fut saisi d’une sorte de désespoir. Il n'éprouvait plus rien. Il ne ressentait plus l'ivresse ni l’excitation terrible qui avaient accompagné jusque-là le jeu. Il demeura perplexe, désorienté puis comprit soudain ce que voulait le dé, ce qui se jouait réellement depuis le début, à chacun de ses lancers.

Il se rendit au sommet du Faron. La colline dominait la rade. Son flanc nord, abrupt, s’anéantissait dans de vertigineux pierriers. «Pair, je repars ; impair, je saute.»

Il regarda le ciel bleu balayé par le mistral, s’accroupit au bord du vide, sortit le dé de sa poche et le lança.

 

 

Catherine de Labarre

Premier prix ex-aequo du concours

 

21h00. Autoroute de Normandie. 2h03 annoncées.  A13 ROUEN. 173 km. Sortie A132 Deauville-Trouville sur mer.

2h03, on y sera en 1h45. Pas le temps de fixer le compteur.

C’est ma mère qui conduit ce soir. Elle est rentrée du travail, fripée mais étrangement agitée. Comme à chaque fois. Enjouée, sûre de la réponse de mon père, elle annonce «On y va ?». C’est une fausse question, une affirmation, un élan.

Mon père me jette un regard, s’assure de l’état d’avancement de mon travail pour demain. J’ai 15 ans, je viens d’entrer en seconde. Tous les deux sont très vigilants sur mes études. Ils ont toujours pensé et dit que j’étais surdoué. Enfin, surtout quand j’étais plus jeune, enfant. Comme tous les parents. Ils le disent moins. Maintenant ils disent plutôt que je suis un ado, comme tous les ados. Mes résultats scolaires ont un peu flanché, c’est ce qui explique. «Mais rien de grave, il est très intelligent, sans doute pas assez travailleur, l’âge, bien sûr. Une copine ? On ne sait pas, il ne dit rien. Rien du tout. Mais c’est bien normal…»

Très vigilants sur mes études, mais peu de temps pour être là. Heureusement d’ailleurs. J’ai quelques loisirs.

Donc, deux acharnés de travail. Haut fonctionnaire pour mon père, rédactrice en chef pour ma mère, dans un hebdo économique. La tête sur les épaules, bien faite, bien remplie, bien utilisée.

Et aimants. Mes parents sont aimants. A chaque fois qu’ils y vont, ils m’emmènent. Malgré mon âge, ils n’aiment pas que je reste seul à la maison pendant ces nuits-là.

Cela a commencé, j’avais 12 ans. Comme un jeu. Un jeu sans enjeu «Et si on essayait ? Cap ou pas cap ?». Mes parents sont très sérieux. Et très fantaisistes. Ils s’amusent, improvisent, allument leurs yeux, vibrent.

Sur la route, ils vérifient encore leurs papiers, carte d’identité, carte bancaire. Carte bancaire.

Lui : -Tu as bien ta carte, hein ? La mienne est là, c’est bon.

Les premiers mots de mon père, en quittant le périph. La voix élastique et souple.

Elle : - Mmm… oui oui. Regarde quand même.

Son regard est d’un aigle ; un rayon qui vise la voiture devant nous à 150 m. Son seul objectif, la doubler au plus vite. Dans ces moments-là, la conduite est calée pour n’avoir personne ni devant ni derrière. La limitation de vitesse ne la concerne pas. Elle est déjà dans l’autre pays. Ils y sont tous les deux. Ce pays où l’espace n’est plus fait de temps, mais d’un seul instant. Interminable et fulgurant instant.

150 km de silence. Lui, elle, pas un son. Mais ils palpitent. Une sorte d’allégresse émane de leurs corps. En apesanteur, ils sont au-dessus. De l’asphalte, des autres gens, de moi. Personne ne maîtrise aussi bien qu’eux ce monde dans lequel ils évoluent mentalement depuis l’entrée sur l’autoroute.

Ils en connaissent toutes les odeurs, les lumières, les ombres humaines évanescentes. Ils en sont les cliquetis, les bourdonnements, le brouhaha assourdi par les moquettes…

Encore 22 km et ils s’y perdront avec la jouissance que donne la certitude de la victoire.

Déjà ils voient leur feu de Saint-Elme, ce rare éblouissement que si peu de gens voient au cours d’une vie. Eux, ils y vont pour ça. Pour voir leur machine cracher du cobalt, du rouge et de l’émeraude, pour l’entendre vrombir de leur jackpot. La machine, chacun l’aura choisie, lui et elle, en scannant son «taux de distribution», son «dernier gain» et autre évaluation drastique de cet objet à rêves.

Ensuite, s’ensuivra un corps à corps avec elle, une joute, un dialogue, une séduction, des tapotements d’encouragements, des mots de haine et des mots doux. Tout sera bon pour qu’elle lui donne à lui, à elle, ce qu’elle a de meilleur dans ses entrailles, ses soubresauts, son trésor, ses jetons dorés. Leur dû, puisqu’ils sont venus pour ça.

C’est ainsi chaque semaine, depuis trois ans. Parfois deux fois la semaine. Je suis toujours là, un appendice rassurant qui leur dit que leur vie de famille n’est en rien altérée par ces «petites escapades».  Que tout va bien.

22h20. Ma mère se gare sur le parking du Casino Barrière-Deauville.

2h30 du matin. Après quatre heures de muscles tendus, de parole rare, de confrontations aux machines froides et stériles, de sorties somnambuliques pour aller harceler les DAB de la petite ville déserte, les comptes bancaires sont vides. Aucun distributeur n’échappe à l’informatique impitoyable des banques, aucun ne leur délivre le moindre billet de 10 € qui permettrait une mise ultime.

Retour vers Paris maintenant. Mon père conduit.

Toujours pas de sons dans l’habitacle. Mais disparu le silence aérien et transparent de l’aller. Celui-ci pourrait être attrapé dans le poing, sa densité le rend lourd, visible, ils en sont captifs.

Son esprit à elle est engourdi par la viscosité de ce mutisme. Son esprit à lui fonctionne mécaniquement.

La vitesse de la voiture est largement inférieure à celle autorisée. Personne ni devant ni derrière.

Soudain, à 50 km de Paris, un vacarme cisaille le silence. A l’arrière de la voiture, bruits métalliques de pièces qui tombent brutalement, luminescence dorée et clignotante dans la pénombre de la banquette arrière et, surtout, ce cri. Sauvage, lâché sans précaution, les poumons déployés. Mes poumons. Le cri c’est moi. Je viens de gagner 1 245 € aux machines-à-sous en ligne que je fréquente depuis mes 12 ans. Grâce au dernier IPhone que mes parents m’avaient offert un lendemain de gagne, j’ai pu m’entraîner tranquillement toutes ces nuits où j’étais à leurs côtés, dans la tiédeur de la berline familiale.

13 ans plus tard. J’ai 28 ans.

Depuis ce retour de Normandie, l’année de mes 15 ans, j’ai perdu et gagné de grosses sommes. Enfin… perdu de grosses sommes. Mais parfois gagné suffisamment pour miser à nouveau. Je vis au gré des applis de jeux on-line qui naissent sur le marché prolifique de l’adrénaline et de cette soif de l’instant brillant, celui du gain. Je vois peu de monde, personne en fait. Pas de copine. Je me suffis à moi-même. Pas besoin de payer carburant, péages et auto, tout se passe dans cet écran qui rassemble dans ma main toutes les Vidéo Poker ou Roulette américaines du monde.

Mes parents, eux, ne jouent plus. J’ai pris le relai. Ils ont perdu leur flamme. Je vis chez eux. On se parle peu. Je n’ai pas d’autre besoin ni envie que cette attente frénétique du cash qui dégringole dans ma main.

Je suis heureux. J’ai 28 ans. 

 


Valérie Vernet

3ème prix du concours

 

Ça aurait pu être un vendredi comme les autres, mais celui-ci est le neuvième vendredi d’une longue série…

Elle s’appelle Lydia, brune, un mètre soixante pour cent douze kilos. Certains diraient pulpeuse, moi je dis hideuse. Pas physiquement. Non. Juste parce que comme les autres, elle se croit victime. Elle se plaint de son poids, de son allure, des moqueries qu’elle entend d’elle. Mais est-ce qu’une fois, elle s’est remise en question ? Est-ce qu’une fois, elle a eu un scrupule à manger trois pâtisseries d’affilée accompagnées d’une tablette de chocolat ? Non, certainement pas. Elle se flatte d’avoir trouvé le moyen de retrouver le poids de sa jeunesse en se faisant placer un anneau gastrique. Oh, c’est une solution ! Mais je lui ai promis de l’aider. Tant de fois, elle est venue me voir pour se plaindre, pour trouver du soutien, une oreille attentive… J’ai été attentif à tout. Toutes ces conneries qu’elle a pu débiter, toutes ces plaintes, tous ces excès «involontaires»… Mais ce n’est rien, je lui ai promis de l’aider.

Et aujourd’hui, elle va mourir…

Avant elle, huit personnes sont parties avec leurs souffrances et leurs remords. Aujourd’hui, elles en sont libérées.

Harold est libéré de son alcoolisme qui a brisé la vie de son épouse, trois fois hospitalisée pour blessures graves. Soi-disant tombée dans les escaliers, ayant raté une marche, ayant eu un malaise et étant tombé au mauvais endroit. Maintenant Amélie croit en Dieu. Elle sait qu’il est bon et qu’il a exaucé ses prières. Quand à Harold, j’ai exaucé les siennes. Il a voulu guérir, je lui avais promis de l’aider… Harold est mort le vendredi 8 Janvier. Sa famille a pensé à un excès d’alcool fatal. Je dirai que l’arsenic est pratiquement indétectable.

Il y a eu Camille, jeune junkie de dix-sept ans, prête à vendre son corps pour son lot de came quotidien. Sa mère désespérée était venue me voir à maintes reprises. Sa fille a rechuté deux fois en un an. Elle voulait qu’elle guérisse, je lui avais promis de l’aider… Cette pauvre fille nous a quittés le vendredi 7 Février. Un dernier grand crack avant que je l’accompagne en maison de désintoxication sans que ses parents ne soient au courant. «Ils ne me comprennent pas», disait-elle. Une overdose savamment dosée. Elle a adoré. Ses parents prient maintenant pour elle.

Mathilde, ma préférée… Une gentille fille bien que toujours victime, elle aussi. Un médicament pour ceci, un médicament pour cela, toujours de nouvelles pathologies, toujours de nouvelles maladies trouvées dans ses recherches sur internet. La peur des microbes et des bactéries. Une hypocondriaque addicte aux médicaments. Sauf que mes dernières recommandations ont été fatales. Elle avait peur de mourir, je lui avais promis de l’aider… Elle a fermé les yeux pour la dernière fois le vendredi 6 Mars.

Il y a eu Bruno. Un fou de sport. Vingt heures de sport par semaine pour s’entraîner, des week-ends entiers passés avec les amis dans des marathons ou sur les bords d’un stade. Au grand désespoir de sa jeune épouse. Enceinte de sept mois, elle a demandé le divorce. Avec un père absent ou sans père, c’était pour elle du pareil au même. Elle serait seule à élever leur enfant. Mais le pauvre Bruno n’a pas compris ce choix. Il s’est retrouvé victime, lui aussi. Alors il est venu me voir. Il voulait des conseils. Il voulait que je l’aide à convaincre sa femme de ne pas partir. Je lui avais aussi promis de l’aider… Il voulait courir un dernier marathon avant la naissance de sa fille. Je lui ai conseillé des dopamines que certains sportifs prennent. Son cœur n’a pas supporté. C’était le vendredi 5 Avril.

Maya. Sacrée Maya. Une dingue de lecture. Une acheteuse compulsive dès qu’il s’agissait d’acquérir tel ou tel bouquin. Elle empilait ses livres dans les moindres recoins de son appartement où sa sale existence n’était que pages et poussière… Elle venait se plaindre de sa solitude. C’est vrai que lorsqu’on passe ses moments libres à lire et que l’on travaille dans les archives de la commune, on ne croise par grand monde. Elle voulait changer de vie, je lui avais promis de l’aider… La solitude l’a tuée. Elle s’est pendue, face à la bibliothèque municipale, dans la salle des archives où elle était montée sur une pile de livres qu’elle a dû  pousser de ses pieds. Drôle de fin ! C’était un vendredi 4 Mai.

Et le grand Maël. Il croyait sans cesse faire fortune… Pendant que Diane se crevait à la tâche, entre son travail de nuit à l’hôpital et les heures de ménage qu’elle cumulait la journée pour nourrir leurs trois enfants, ce monsieur allait frimer au Casino. Il dépensait des sommes vertigineuses grâce aux emprunts qu’il faisait à son entourage et revenait ruiné chaque soir, se plaignant de leur train de vie. Il voulait décrocher, chercher un travail et aider sa femme à subvenir aux besoins du foyer. A chaque bonne résolution, il rechutait. Il partait le matin pour chercher du travail, plusieurs curriculum vitae en main et revenait avec des jetons de casino dans les poches. Il voulait changer, je lui avais promis de l’aider… Mais ses dettes de jeux l’ont tué le vendredi 3 Juin. Il s’est fait agressé à l’arme blanche à l’arrière du casino, dans un coin sordide où comme tous les soirs, il allait vider sa vessie remplie de bière. Quand on joue, on perd !

Le plus écœurant de tous, Barthélémy. Le gros Barthélémy accros au sexe. Il en a écumé des bars à putes, des routes nationales et des maisons closes à la frontière espagnole. Mais il a sombré dans le sexe puissance dix. Les prostituées ne lui suffisaient plus. Il a jeté son dévolu sur les jeunes filles, pas encore majeures et pas toujours consentantes. Les voyages en Thaïlande lui ont donné le goût de la chair fraiche. Il a cru pouvoir continuer en France. Il avait besoin de se confier, il voulait que je l’aide à décrocher. Je lui avais promis de l’aider… Il voulait demander une castration chimique. C’était une solution. Il est mort le 2 Juillet d’une réelle castration. Il s’est vidé de son sang dans le hangar de la vieille ferme abandonnée à l’est du village. Comble du hasard, ce sont des enfants qui l’ont trouvé, alors qu’ils jouaient dans la propriété. On récolte ce que l’on sème.

Mickaël. Le dépendant affectif. Il a séquestré sa petite amie pendant six mois pour ne pas qu’elle s’éloigne de lui. Le commissaire Debrun a mené l’enquête et a retrouvé les traces de Cindy dans son appartement, rue de Verdun. Mickaël n’a rien avoué. Il a seulement indiqué que c’était son ex-petite amie et qu’elle l’avait quitté pour un autre. Peine perdue, Cindy venait de fêter ses dix-huit ans, elle était donc responsable de sa vie. Tout indiquait qu’elle était partie pour un autre. Ce n’était pas la première fois qu’elle fuguait mais elle revenait toujours. Elle reviendrait bien un jour ou l’autre…

Mickaël m’a écrit, il craignait de se confier en face à face et ne voulait pas laisser sa dulcinée sans surveillance. Il voulait changer, il voulait la libérer mais avait peur des représailles de la justice. Je suis allé le voir et lui ai promis de l’aider… J’y suis retourné le premier août, j’ai ouvert les portes des pièces qui séparaient Cindy de la liberté. Le lendemain matin, elle a pu se sauver. Le commissaire cherche encore Mickaël. Il est enfermé pour l’éternité depuis ce jour-là. La terre et les larves, ses semblables, lui tiennent compagnie.

 

- Ne crie pas, c’est moi, tu voulais que je t’aide, je suis venu te soutenir...

- Mais que faites-vous là, si tôt. Je ne vous attendais pas. Et comment êtes-vous rentré ?

- Une infirmière a bien voulu me laisser l’accès. Je souhaitais te voir avant que tu ne partes au bloc. Comment te sens-tu ?

- C’est difficile à dire… je suis excitée mais j’ai peur. Et j’ai faim… Je n’ai rien mangé depuis hier 19 h. Et je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

- Tu es prête pour l’intervention ?

- Non, je dois aller prendre une douche au savon antiseptique.

- Va ma petite. Je reste ici pour te souhaiter bon courage avant que tu ne partes au bloc.

- C’est très gentil à vous. Je me sentais si seule sans ma famille pour m’accompagner dans cette épreuve. Je reviens dans un instant.

Une fois seul, j’ai attendu que l’eau coule. J’ai sorti de ma veste le flacon et la seringue pour préparer «mon intervention». Celle qui la mènerait à son but.

- Tu veux être libérée de ton poids, je vais t’aider…

Lorsque Lydia est revenue douchée, elle s’est allongée sur le lit. L’infirmière, croisée quelques minutes plus tôt, nous a  souri avec bienveillance et a injecté à sa patiente un décontractant. Avec ça, Lydia s’est assoupie avant d’être transportée au bloc.

Je me suis penché à son oreille et lui ai dit :

- Repose-toi, parst en paix avec ton être. Dieu t’attend. Puis, je lui ai injecté le liquide qui lui a réchauffé les veines.

Une heure après, Lydia a succombé à un arrêt cardiaque. Son cœur s’était mis à ralentir au cours de l’opération, jusqu’à s’éteindre à neuf heures, neuf heures précises.

 

Le commissaire Debrun est revenu me voir cet après-midi. Il semblait inquiet.

- Que vous arrive-t-il, Commissaire ?

- Lydia Chaput est décédée ce matin. Son cœur n’a pas supporté l’opération. L’hôpital m’a demandé de faire le nécessaire auprès de la famille.

- Oh, pauvre petite. Je suis allé à son chevet ce matin. Je ne voulais pas qu’elle rentre au bloc sans une présence. Quelle tragédie…

- Le plus inquiétant, c’est le nombre de décès à intervalles quasi réguliers. Dans notre commune d’à peine mille deux cents habitants, vous conviendrez que c’est alarmant.

- Oui, effectivement. Dieu s’est penché sur ses ouailles. Il les a appelés à lui. C’est bien triste mais c’est malheureusement ainsi va la vie…

- Je sais bien mais ces décès, ces agressions, cette disparition… Comment les expliquer ?

- Que voulez-vous, Commissaire ? La vie est faite comme cela. Il y a des joies, il y a des peines, il y a des naissances et des décès… L’Homme est un loup pour l’Homme.

Cloué à la croix, Jésus Christ expira à la neuvième heure… Comme lui, je suis apparu neuf fois à mes disciples. Comme lui, j’ai aspiré à connaitre les neuf dons de l’esprit de Dieu : la parole de sagesse; celle de la connaissance, la foi, le don des guérisons, le don d’opérer des miracles; la prophétie; le discernement des esprits; la diversité des langues; et leur interprétation.

Ce soir du 9 Septembre, le commissaire Debrun me trouvera crucifié, comme Jésus Christ. Un corbeau l’aura conduit à moi. Une simple lettre que j’aurai glissée dans sa boîte, hier, dans la nuit, et qu’il ne découvrira qu’au retour de son travail. Il ouvre toujours sa boîte entre dix-huit heures et vingt heures. D’ici là, je ne serai plus…

J’aurai pris soin de pulvériser chaque membre de mon corps avec le pistolet à clous que j’ai acheté dans la boutique du pauvre Harold, tenue par sa veuve. Seule ma main droite restera défaite. J’attendrai que ma vie quitte mon corps et mon âme ira rejoindre Dieu.

Sur l’Autel de mon église, j’ai laissé une lettre au Commissaire.

 

« Dieu a ses mystères que personne ne peut percer. Tu seras roi, tu n’y peux rien ; tu seras malheureux, tu n’y peux rien ; chaque homme trouve sa voie déjà tracée. Il ne peut rien y changer ».

Comme Dieu et ses apôtres, j’ai suivi ma voie. J’ai trouvé le chemin vers les cieux en nettoyant notre commune des plus infâmes ordures… 

Je vous croyais plus futé Commissaire, je pensais que vous feriez le lien. Qui de mieux placé qu’un prêtre pour entendre ses pêcheurs et continuer l’œuvre de Dieu ? Chaque victime a été exaucée. Je leur avais promis de les aider.

Vous cherchez un lien ? Pourquoi des évènements espacés aussi régulièrement ?

Vous apprendrez que le chiffre 9 a ses clés, cher Commissaire. Il y a eu neuf victimes, toutes décédées sous le chiffre neuf… Ajoutez donc le chiffre du jour et celui du mois. Que trouvez-vous ? C’était pourtant sous votre nez !

Mais rassurez-vous, ils sont tous allés croupir en enfer. L’addiction n’est pas permise en ce bas monde. Chaque péché doit être puni.

Vous vous demandez pourquoi le prêtre d’une paroisse s’est donné la mort. Vous vous demandez ce qui a pu me pousser à partir avant d’avouer.

J’ai pêché moi aussi. L’addiction semble se transmettre. J’ai pris goût au meurtre.

Dieu m’attend. Il a promis de m’aider…

 

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