Textes FIRN 2020

FIRN 2020 - Résistance(s) // Résilience

Le palmarès 2020

 

Un festival pas comme les autres.
Masqué cette année mais Frontignan et les artistes invités ont fait preuve de résistance et de résilience.

 

"D'un commun accord, le roman noir est la littérature de toutes les résistances.

A l’oppression, à l’argent, aux pouvoirs, à la folie.

Elle montre à voir le genre humain dans ses aspects les plus crus, les plus vrais. Perclus de défaites et de traumatismes, revenu de ses révolutions perdues, le polar exprime fortement, depuis quelques années, la résilience et la reconstruction, collective ou individuelle. Il donne la parole à tous ceux qui prennent acte que plus rien ne sera comme avant et surtout pas eux-mêmes du moment qu’ils se nourriront de leurs combats passés. Sans oubli ni pardon. Et il n’exclut pas – surtout pas – ceux qui n’y arrivent plus.

A l’heure où de Bagdad à Santiago, de Hong Kong à Beyrouth, de la France des ronds-points au centre-ville d’Alger, s’exprime une volonté populaire pour arrêter d’en baver et juste vivre mieux, le FIRN de Frontignan, ville résiliente, sortie de la crise industrielle pour se reconstruire, invite une cinquantaine d’auteurs et d’artistes à raconter l’humanité, ses faiblesses et ses forces, et nous redire que sous la couleur du noir se cache un formidable espoir."

David Dufresne - Écrivain, réalisateur, punk rock - http://www.davduf.net/

 

Au programme, cette année, des rencontres avec des écrivains en chair et en os ou en visio, des lectures au fil de l'eau, dans le bois des Aresquiers ou dans le cimetière, des films, une exposition des oeuvres d'Aurélia Gritte sur les vitrines de la ville.

Et la remise des prix du concours de nouvelles :

 

Le premier prix a été décerné à Pierre Celka pour Le trajet.

Jean-Pol Rocquet a obtenu le deuxième prix avec Danse avec Gouttelette .

 

Vous pouvez lire ces deux nouvelles ci-dessous. 
 

Un recueil de tous les textes a été réalisé. Vous pouvez l'obtenir pour 10€ en le commandant à : lafabrikulture@free.fr

 

 

 

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Le trajet

Pierre Celka 

 

 

 

Lundi 27 janvier 2020, lycée Jean XXIII, Metz, 10h05.

 

Le jeune homme parcourut le couloir d'un pas décidé avant de lui tendre une main hésitante :

- Merci de votre présence Monsieur Granvent. Je suis heureux que vous ayez accepté notre invitation. Votre témoignage est une véritable chance pour les élèves et pour moi, cela va sans dire. Particulièrement en ce jour de mémoire.

- Appelez-moi Georges. C'est gentil à vous de m'avoir invité. Intervenir auprès de tous ces jeunes est une véritable chance que l'on m'accorde... Vous n'imaginez pas à quel point j'en ai besoin... Et puis c'est un peu le moins que je puisse faire...

Le jeune professeur réajusta ses lunettes avec la pointe de son index avant d'indiquer un banc, plus loin dans le couloir :

- Je me permets de vous laisser patienter ici quelques minutes, Georges, le temps de faire revenir un peu le calme dans ma classe. Ils sont toujours un peu excités après la récréation. Voulez-vous un café ?

- Non merci, j'ai déjà du mal à trouver le sommeil. 

Un léger sourire de politesse se dessina sur son visage fatigué par le temps. Le vieil homme semblait à la fois triste et heureux, comme touché par cette mélancolie qui accompagne les gens qui ont vécu plus que leur part.

Dans ce couloir bercé par les sons d'une jeunesse en construction, Georges ferma les yeux :

Témoigner. Témoigner, c'est cela qui importe...

*

Le train traçait son chemin au travers de la campagne aux champs jaunis par le soleil de juillet. Serpent de bois à la tête de fer dont le vacarme métallique déchirait le calme de ce tableau bucolique.

Quelques holsteins aux flancs bicolores et aux pis généreusement gonflés détournèrent à peine leurs museaux de l'herbe clairsemée.

Dans la locomotive, Alfred finissait de rouler une cigarette.

- Tu en veux une, jeune ?

Le « nouveau » essuya son visage luisant de sueur d'un revers de manche et se rapprocha de son expérimenté collègue.

- Avec plaisir !

Le jeune homme saisit la roulée tendue. Alfred s'en préparait déjà  une nouvelle. L'ancien lécha le papier et d'un geste maintes fois exécuté, forma sa tige puis la porta à ses lèvres dissimulées sous une large moustache. Les deux cheminots savourèrent cette bouffée puis s'accoudèrent côte à côte sur le rebord de la locomotive. Regards perdus vers un horizon qu'ils longeaient à toute allure.

- C'est beau, ces paysages, on a de la chance de voyager comme ça..., souffla le minot sans véritablement attendre de réponse.

- C'est clair, mais là, c'est l'été. Tu verras cet hiver que tu seras déjà moins enthousiaste.

- Pas sûr, j'ai toujours voulu bosser dans le chemin de fer, c'est mon truc. Du moment que je suis pas figé quelque-part... Ça me va.

- C'est beau la jeunesse. Moi j'ai qu'une envie maintenant, c'est de rentrer chez moi et d'aller pêcher la truite, de l'eau jusqu'aux cuisses… Trente ans que je vadrouille et ils nous font aller de plus en plus loin maintenant. On venait jamais ici avant, tu vois, mais la nature du fret a changé et faut bien s'adapter à cette nouvelle marchandise. Alfred expédia sa cigarette d'une chiquenaude et adressa un large sourire à son jeune camarade. Ses yeux formaient deux petites fentes cernées de rides noircies de charbon.

Le jeune homme ferma les yeux, l'air vivifiait son visage. Il écarta ses mains, paumes faces au vent et inspira à poumons déployés. Une onde le parcourut. Il était heureux. Il entamait une carrière dont il avait toujours rêvé et les perspectives d'évolution n'avaient jamais été aussi larges. Tout lui souriait. Il était jeune, de la bonne couleur politique et prêt à tout pour briller aux yeux de ses chefs. Il sortirait du lot, il le savait.

 

Alfred, le vieux cheminot était fatigué. Les jeunes loups le fatiguaient. Lui, rien ne l'importait. Il ne voulait pas d'histoire, il voulait pouvoir pêcher. Le reste c’était pour les convaincus, pas pour lui. Il rompit le silence d'une voix sans expression :

- Allez, prépare-toi à la manœuvre, on va arriver... Encore une quinzaine de minutes et une fois qu'on y sera, le temps qu'ils déchargent, on aura le temps d'aller se boire un coup.

- Tu m'as pas dit qu'on arrivait pas dans la ville directement ?

- Si si mais t'en fais pas, mon cousin bosse là-bas et du coup on ira boire un canon avec les mecs de repos dans leur foyer.

- Parfait ! Je mettrai ma tournée générale pour mon premier trajet jusqu'ici !

- Ça marche, allez concentre-toi, on va traverser la dernière ville avant le terminus...

- Le train ralentit légèrement et s'engouffra dans la ville silencieuse.

Le jeune cheminot souleva sa casquette par la visière et la porta à sa poitrine :

- Merde, ben tu vois, je suis un peu déçu. Je m’étais pas du tout imaginé cet endroit comme ça... J’imaginais ça bien plus moderne comme ville,  Auschwitz...

Ce jour-là, quand Alfred entra dans le mess du camp, il s'adressa à son cousin :

- Content de te voir, lui c'est Georges, Georges Granvent. C'est un bon jeune, tu vas souvent le voir par ici...

*

Georges rouvrit les yeux. Il réajusta le col de sa chemise et inspira profondément.

Témoigner. Témoigner, c'est cela qui importe. Se persuader qu'à souvent raconter ses erreurs sans les masquer on en estompe un peu l'épaisseur. Depuis le temps, je sais que ce n'est pas vrai. Quand le mal s’imprègne, il tache votre âme et vous marque la vie. Témoigner. Témoigner encore pour faire comprendre à ceux qui suivent que c'est parfois lorsque l'on se sent fort que l'on peut se détruire soi-même, à jamais...

Le professeur ouvrit la porte. Avec un visage calme et rempli d'attente :

- Georges, c'est à vous, ils vous attendent...

 

 

 

D a n s e   a v e c   G o u t t e l e t t e

 

 

 

C’est pas si simple de tuer sa mère. Même si je suis pas le seul coupable. C’est quand même moi qui ai porté le premier coup. Je parle pas de l’acte en lui-même : avec un tisonnier, c’est même plutôt facile. Le choc l’a fait chavirer. La vieille s’est tenu la tête, machinalement. Pour se protéger ou pour contenir la douleur ? Je brandissais le bout de ferraille, tandis qu’elle chamboulait. Elle a pas tenu longtemps à tituber dans la cuisine. Elle est tombée comme une masse.

Elle essaie de se dresser sur son coude, mais elle peut pas. Ou elle comprend que c’est pas la peine d’essayer. Elle a mal, c’est sûr. Moi, je la regarde pas plus fier que ça. Bon, c’est une carne, rien à dire, une vraie ! Mais c’est quand même ma mère. Tout le monde vous le dira :

- Faut pas tuer sa mère, c’est elle qui vous donne la vie.

 Sauf que moi, la vie, si elle me l’a donnée, elle l’a vite reprise ! Elle me l’a rendue tout juste pas possible. Ce que je supporte pas, mais alors pas du tout, c’est pas les tartes, c’est pas les gnons. C’est pas les brouets infâmes. Non, tout ça j’en ai pris l’habitude. Ça passe. Mais les vexations, les humiliations, ça, c’est le pire du pire. Je peux pas pardonner. Je peux pas oublier.

Comme cet épisode. Un dimanche matin. J’ai huit ans ; je suis malade et je me suis oublié dans les draps : je me lève pour réparer les dégâts ; ma mère a entendu le remue-ménage. C’est une furie qui me tombe dessus :

- Espèce de salopiot dégoûtant ! Tu peux pas te lever pour faire tes saletés ?

- Maman, j’ai pas fait exprès.

 - D’abord, m’appelle pas maman ! Moi, c’est Colette. Je suis pas ta mère quand tu patauges dans ta merde et que tu en fous partout. Va te recoucher. T’auras le reste de la matinée pour réparer tes saloperies ! Je veux que tout soit nickel avant le repas de midi !

Là, c’était pas encore le pire du pire. Je suis allé laver les draps à la rivière. Je les ai étendus dans la grange. Tout était impeccable. Gouttelette est arrivée avec la voisine pour prendre le café. Gouttelette, c’est la bonne, une pauvre fille un peu simplette. Pierre, son mari vit aux crochets de sa mère, notre voisine, vu que Pierrot, c’est un feignant et un ivrogne comme le prétend ma mère. Gouttelette fait des ménages à la mairie et chez nous. Ce que je trouve bizarre, c’est que ma mère la paye jamais.

J’aime bien Gouttelette. En vrai, c’est Justine, son prénom. C’est ma mère qui l’a baptisée comme ça. Parce qu’elle a toujours une petite goutte qui pend au nez. Elle renifle sans arrêt mais la goutte revient au bout de sa narine. Gouttelette, c’est quand Colette veut être gentille, et c’est rare. Mais d’ordinaire, elle l’appelle Gouttelaide. Juste pour lui faire mal. C’est vrai qu’elle n’est pas belle, avec son long nez et ses joues creuses. En plus, elle a le ventre plutôt rond, planté sur des jambes maigres.  Mais moi, quand je la vois, ça me fait du bien.

En tous cas, ce jour-là, c’est mon malheur qui réjouissait ma mère. Elle voulait en faire profiter ses visiteuses :

- Vous savez pas ce que ce dégueulasse m’a fait cette nuit ? Il m’a fait dans ses draps. Y en avait de partout.

Colette exultait. Je baissais le nez ; je sentais le rouge sur mes joues ; j’aurais voulu disparaître sous le plancher, parce que j’avais même pas la force de foutre le camp. La voisine et Gouttelette n’ont pas dit un mot ; elles regardaient leurs pieds. Colette a poursuivi :

- Vous me croyez pas ? Vous voulez voir les traces sur le matelas ? Venez voir, si c’est pas vrai !

La voisine a dit qu’elle comprenait, mais qu’il était temps de partir. Elle a poussé Justine devant elle. Celle-ci m’a jeté un regard compatissant. Ça aurait dû me faire du bien ; mais j’étais tellement honteux que ça a rajouté à ma détresse.

J’ai couru dans la grange et je me suis étalé sur la paille. J’ai attendu un moment que la honte diminue et j’ai convoqué mon père. Je l’appelle toujours quand ça va pas, quand je suis malade, quand la Colette me frappe, quand elle me rabaisse plus bas que terre. Mon père arrive toujours sur un voilier qui accoste contre les ballots de paille. Il m’invite à monter à bord et on repart au large, bien loin de la Colette. Parfois je l’entends ; elle nous injurie et nous deux on rigole. Mon père me tient par l’épaule. Je murmure :

- Tu sais, je l’ai pas fait exprès.

- Je sais, mon garçon. De toute façon, c’est pas bien grave. C’est naturel et ça se lave.

- Alors pourquoi maman elle me fout la honte devant Gouttelette et la voisine ?

- C’est pour se convaincre qu’elle a raison. Elle a besoin d’un auditoire pour dire des mots terribles, parce qu’elle croit que les mots quand ils sont prononcés deviennent des vérités. C’est comme ça qu’elle est méchante. Pourquoi crois-tu que je l’ai quittée ? Mais n’en parlons plus. En route vers l’Amérique !

J’ai à peine évoqué les embruns, les tempêtes et les baleines qui nous saluent au passage que nous nous retrouvons à caracoler dans le désert du Nevada. Il y a plein de dangers. À chaque fois mon père me sauve. Dans la nuit chaude d’un désert je lui confie toutes mes peines, tous mes regrets. Il m’écoute et il m’assure que je ne crains rien. Ma mère est si loin que je l’oublie. Sauf qu’au soir, je l’entends qui gueule pour que je rentre. Il y a le bois à fendre, la chèvre à rentrer, les légumes à éplucher. Après faudra apprendre les leçons et faire les devoirs. Pas de télé ce soir.

- T’avais qu’à pas rêvasser.    

À terre Colette se tortille ; elle a l’air de souffrir. Son souffle a du mal à  sortir : trop de sang dans la gorge. Je ferais bien d’appeler au secours. Je me suis calmé mais je me résous pas à agir comme le ferait un fils, une fois la colère passée.

J’ai toujours été en colère, sauf le jeudi matin. À huit heures pile, Colette part au marché. Elle en profite pour faire ses affaires à la poste, à la banque ou chez le notaire. Et puis elle cause. Elle se plaint des temps qui sont si durs et de son fils qui n’est qu’une canaille. Une fois qu’elle a sorti la vieille Peugeot, on est sûr de pas la revoir avant le début de l’après-midi, vu qu’elle mange au restaurant.

Nous, on en profite, Gouttelette et moi. Il faut dire que le Pierrot, son mari l’empêche de chanter. Il dit qu’elle piaule en gesticulant comme une désordonnée. Il ne supporte pas qu’elle soit heureuse. Alors Justine arrive en chantant aussitôt que la 404 camionnette disparaît derrière la colline. Je lui ouvre la porte en faisant la révérence. Elle incline la tête. Gouttelette chante Mylène Farmer, Beyoncé ou Rihanna. Elle commence à glisser sur le sol et se met à se déhancher ; elle joue avec ses cheveux qu’elle a dénoués. Pas chaloupés, torsion du buste, tête sur le côté légèrement en arrière. Elle se cambre, se contorsionne, laisse ses mains caresser son buste. Et là, paumes vers le ciel, elle m’invite. Je suis entre ses bras ; elle continue de chanter en m’entraînant dans une valse improvisée. Je plane. Vers une heure et demie, le bal est terminé. La 404 va arriver. Gouttelette retrouve son balai. Moi, je vais au jardin « où il y a toujours un quelque chose à faire » comme le dit Colette. La fête est terminée.

Ce matin, c’était jeudi. Colette a eu du mal à démarrer la camionnette. Quand enfin elle a disparu dans un nuage noir, Gouttelette est arrivée. Ce n’était pas tout à fait comme d’habitude : la pommette de sa joue était blessée et son œil gauche était violacé. Je lui ai demandé ce qui s’était passé.

- C’est rien, qu’elle a dit, c’est Pierrot qui se plaint que je lui casse les oreilles.

Elle m’a entraîné. On pensait qu’à notre joie de bien danser. On riait, je sentais son corps tendu contre moi. Ça n’a pas duré longtemps. La porte s’est ouverte et Colette est apparue, les poings crispés, la bouche tordue. Elle nous a fixés d’un œil mauvais :

- Qu’est-ce que vous foutez là, vous deux ?

Comme on restait enlacés, elle a ajouté à mon intention :

- Tu vas la lâcher, bougre d’animal… Et toi, la Gouttelaide, fous-moi le camp, on réglera ça plus tard. Allez, dégage !

Justine n’a pas demandé son reste. Elle s’est sauvée en courant. Ma mère avait un rictus qui tordait sa bouche. Et ça, ça sentait pas bon. Les coups allaient pleuvoir. J’ai bafouillé :

- Mère, je m’excuse, c’est moi que... qui... ai demandé à Justine...

- Quand on sait pas causer, on la ferme, espèce de dévergondé ! D’abord c’est à moi de t’excuser. Tu crois pas qu’on s’excuse soi-même ? Et ce charabia ! Tu parles comme une vache espagnole ! Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ? Bon, on verra ça plus tard. Pour l’instant tu t’occupes de la 404. Elle est restée en rade dans la côte de Vaux. Accélère, minable valseur !

Elle est partie à rire en se foutant de moi :

- Ah, vous faites une belle paire d’éléphants, ton laideron barrissant et toi.

Là-dessus, elle s’est mise à glousser en imitant une danse de pachyderme, en beuglant la valse à mille temps. Je savais encaisser. C’était vexant. Mais j’ai pas admis qu’elle se moque de Gouttelette. Quand je me suis retourné vers ma mère, j’avais le tisonnier à la main.

Il vaudrait mieux l’achever. Je crois qu’elle a compris. Elle s’appuie sur ses mains, lève la tête et dit :

- Écoute,  promets-moi de te tenir tranquille et je te dis un secret. Allez, promets !

J’ai levé la main gauche et j’ai craché. Colette s’est avancée. Sa voix n’était pas très assurée :

- Tu sais, Justine, tu peux pas la serrer de trop près. Ce que je dis là, c’est pour votre bien à tous les deux. Moi, je suis pas ta mère, c’est elle qui t’a abandonné. La voisine te voulait pas non plus. Moi, je t’ai recueilli parce que j’avais pas d’homme à la maison. Pas de compagnie non plus. Gouttelette, elle vient faire la lessive, le ménage, le repassage. Elle te voit. Je lui dois rien… Elle est trop bête pour élever un gamin.

Je crois que j’en avais assez supporté. Ça faisait beaucoup. J’ai levé tisonnier.

Je l’ai gardé en l’air : j’avais promis.

Elle a récupéré. Elle rampe vers la porte. Je la menace ; elle s’arrête. Je sais plus quoi faire. Il faut que je parle à mon père, qu’il me dise comment sortir de ce foutoir. Je l’appelle mais il répond pas. Je réfléchis ; quand le père est absent, on a recours à sa mère. Je sors. C’est Pierrot qui m’ouvre ; il est saoul comme un cochon. Derrière lui, Gouttelette me fixe d’un œil rond ; elle a beau être niaise, elle comprend qu’il se passe quelque chose de grave. Elle se précipite. Colette est allongée sur le dos ; elle râle.

Justine saisit le tisonnier et frappe la vieille. Trois fois. Quand elle se penche sur le corps taché de sang, elle me regarde et me sourit. On n’entend qu’un souffle qui finit par s’apaiser. Je suis stupéfait. La gentille Gouttelette est devenue une mère féroce qui protège son fils de toutes ses forces. Je sens que l’acte qu’elle vient de commettre nous lie à jamais. Je ne sais pas comment on va se sortir de cette histoire. Il faut fuir. Elle me retient. Je lui dis que mon père saura nous tirer de cette horreur. Elle paraît étonnée. Elle réfléchit un court instant. C’est avec assurance qu’elle me répond :

- Ton père ? Tu le connais pas. Mais tu me donnes une idée. On va avertir les gendarmes et voilà ce qu’on leur dira : c’est Pierrot qui a tapé la vieille dans un accès de fureur avinée. On a rien pu faire.

Tandis qu’on change nos vêtements, Justine se met à fredonner. Ses gestes sont gracieux. Je ne sais pas pourquoi je pense qu’on pourrait aller danser en Amérique.

 

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