Textes FIRN 2017

 

 

Le premier prix revient à Eric Gohier pour sa nouvelle :

La force de l'habitude

 

 

Le deuxième prix revient à Théo Letna pour sa nouvelle :

Au revoir cher ami

 

 

Le troisième prix revient à Christelle Poignant pour sa nouvelle :

Au domaine des taupes

 

 

Félicitations à tous les participants

 

Une analyse de la présidente du jury 

Adeline Yzac

 

Le lauréat :     Éric Gohier.

Éric Gohier vit à Frontignan depuis plus de trente ans. Vingt ans de "marinade" sur un bateau de pêche ; et navigation sur la page blanche depuis toujours. Il mène à bon port trois recueils de poésie, six romans, dont trois polars ; et près de trois cents nouvelles. C’est ce genre littéraire qui le hisse en haut du mât, lui ouvre les horizons, le mène le plus loin. Plusieurs palmarès le font connaître. La pêche est fructueuse. « Je demeure toujours surpris que mes textes puissent croiser le succès en chemin. » Le regard des lecteurs le touche, d’autant plus lorsqu’il vient de ceux que Pierre Sansot appelle « les gens de peu ». Gens de la mer, marins-pêcheurs, ceux qui affrontent la houle dans l’ordinaire des jours. Ceux qui travaillent avec leurs mains. Eux s’étonnent de l’autre visage d’Éric Gohier. Cependant, que fait-il sinon tirer les filets de ses histoires à pleines mains ?

La nouvelle : La force de l’habitude

Le début du texte saisit. Il saisit l’œil par sa topographie, avant même que soit lue la première ligne. Avant même que soit lue la première ligne, on pressent que ça va aller mal. Deux paragraphes parallèles s’ouvrent sur l’indication de deux horaires. La géographie de la première page crée une tension, elle impose une cadence, elle entraine le lecteur dans un rythme qui se répète et ne cesse pas de l’emporter. D’emblée, on est pris. A aucun moment, on ne s’en sort. La fin laisse K.O. Huit paragraphes s’alignent, alignent  un désastre.  La tragédie née de l’ordinaire. La balance proche du poème,  l'écriture à minima désossent un monde taillé au couteau, tranchent dans le vif de l’insoutenable, ça ne pardonne pas, on lit la nouvelle d’un seul trait, on n’en revient pas.

 

contact auteur : gohiereric@orange.fr

site : Dernières nouvelles du front   http://ericgohier.e-monsite.com/

 

 

Les textes

 

 

La force de l'habitude

 

 

7 heures 01

Le premier poulet arrive. L'écœurante odeur est là. Elle envahit l'immense chaîne de conditionnement. Elle n'en fuit jamais. Tout juste accepte-t-elle un jour par semaine de se marier avec celle du désinfectant. Lui ne la sent pas. Les jeunes font la grimace. Lorsqu'ils auront vingt ans de boîte, comme lui, ils en auront perdu la conscience.

La main gauche saisit le cou. La main droite affirme sa prise sur le manche du couteau. L'instant d'après, la lame pénètre le ventre et remonte en stricte boutonnière au long de l'abdomen. Une seconde à peine. La main gauche délaisse le cou. Elle plonge au cœur des entrailles glacées. La main droite tranche l'œsophage. La tripe atterrit dans la cagette plastique à ses pieds.

Un intérimaire anonyme – il change de tête sans arrêt – les évacue à intervalles réguliers. De la croquette pour chien premier prix en devenir.

Au suivant…

 

8 heures 28

Les gestes sont tellement machinaux que l'esprit vogue ailleurs. Oh pas très loin ! De l'autre coté des tôles grises suffit. Dans la campagne. Juste un peu de verdure pour balayer une image si habituelle qu'elle pourrait virer à l'obsession.

Déjà que la nuit…

Cou, couteau, tripe… Le deux centième poulet poursuit son aventure sur le tapis roulant. Le suivant est déjà là. 8 heures de travail quotidien. 1000 poulets par jour.

Cela pourrait être monotone.

Mais il y aussi des pintades, des dindes, des canards…

Heureusement d'ailleurs, sans cela personne ne pourrait comme lui tenir vingt ans dans la boîte. Pas par plaisir. Mais parce qu'il y a la baraque à finir de payer, les gamins qui n'en finissent pas d'étudier, les vacances au bord de la mer pour changer d'idée et inhaler l'air iodé pour les onze mois à suivre.

La main gauche saisit le cou. La main droite affirme sa prise sur le manche du couteau. L'instant d'après, la lame pénètre le ventre et remonte en stricte boutonnière au long de l'abdomen.

Au suivant…

 

10 heures 42

La bouche grimace. Les lèvres peinent à masquer la souffrance. La tendinite s'est déjà réveillée. L'orthèse dissimulée sous la manche de blouse avoue son impuissance. Une douleur diffuse tétanise le bras droit. Elle part du poignet et serpente jusqu'au coude.

Elle ne date pas d'hier. Rien ne la soulage. Le repos pourrait peut-être. Mais comment faire alors ?

La moitié du salaire en bas. Les vaches maigres à joindre les deux bouts.

Qui, que, quoi sacrifier ? Revendre la baraque ? Jeter les gamins en pâture au chômage ? Renoncer au bord de mer ?

Autant serrer les dents. Ne pas montrer que la cadence que l'on augmente sans arrêt est de plus en plus dure à suivre. Ne rien attendre des collègues. Filles ou garçons, la plupart ne rigolent pas non plus. Le sourire crispé à leurs lèvres trahit de jumelles souffrances.

La main gauche saisit le cou. La main droite affirme sa prise sur le manche du couteau. L'instant d'après, la lame pénètre le ventre et remonte en stricte boutonnière au long de l'abdomen.

Au suivant…

 

12 heures 01

La pause déjeuner. Enfin… 640 poulets tombés au champ d'honneur. Il a tenu le rythme. De rares sourires ressuscitent dans la salle de restauration. Quelques mots glissent des lèvres. Seuls les plus jeunes chahutent encore.

L'indulgence est de mise chez les plus anciens.

Il s'assied. En face de Claude. Comme d'habitude. Ici, personne ne prend la place de personne. Son front tente de dissimuler la barre d'inquiétude. Avant-hier, il a reçu la lettre de convocation chez le Directeur des Ressources Humaines. Sa demande pour passer contremaître remonte à six mois en arrière. Il espère encore.

Mais son espérance va au plus simple…

En l'espace de cinq ans, il y a eu trois charrettes. Par chance, il y a échappé. Mais pour combien de temps encore ? Certains jours, il ne parvient plus au quota. Pas souvent. Et de peu. Mais depuis que la boîte a été vendue, l'esprit n'est plus à la sérénité.

 

La gamelle atterrit sur la table. La main droite sort un couteau de la poche. Un modèle d'une éternelle modestie, universellement connu pour sa virole. La main gauche saisit le saucisson. La main droite affirme sa prise sur le manche du couteau. Les rondelles tombent, régulières. Autant que les trois tranches de pain. Puis suit le pâté. Du cochon, surtout pas de volaille ! Enfin, le fromage et la pomme.

Comme la veille… et toutes les autres veilles.

Comme demain… si tout va bien !

 

13 heures 38

Un frisson trahit la fraîcheur humide retrouvée. Ça a été dur de s'y remettre. Le rythme se perd vite du temps de la pause. Une consolation, l'enseigne est la même pour loger les collègues. Les poulets semblent toujours revenir plus vite.

Au point de s'interroger…

Les gars de la maîtrise n'ont pas fait leurs armes un couteau à la main. Les écoles, c'est bien pour apprendre à mettre les chiffres au bon endroit dans le tableau. Mais ça n'enseigne pas à lire entre les lignes.  

La main gauche saisit le cou. La main droite affirme sa prise sur le manche du couteau. L'instant d'après, la lame pénètre le ventre et remonte en stricte boutonnière au long de l'abdomen.

Au suivant…

 

15 heures 43

Une douleur plus vive que la précédente. Bref instant de sidération. Un poulet s'échappe. Claude s'en empare et lui adresse un clin d'œil. Une connivence assortie d'une mise en garde. Un coup pour toi, un coup pour moi. Mais gaffe à ne pas y revenir trop souvent ! Un bref hochement de tête accuse réception du muet message.

Les mâchoires se crispent. 

La main gauche saisit le cou. La main droite affirme sa prise sur le manche du couteau. L'instant d'après, la lame pénètre le ventre et remonte en stricte boutonnière au long de l'abdomen.

Au suivant…

 

16 heures 35

Blouse abandonnée au vestiaire. Orthèse rangée dans la musette. Rendez-vous dans le bureau du DRH. Un glaçon dépourvu d'états d'âme. Le costume-cravate à la solde d'invisibles dirigeants.

À peine assis, il entend le discours. Comme un cauchemar annoncé.

Conjoncture économique bla-bla-bla… crise financière bla-bla-bla… masse salariale bla-bla-bla… réduction des effectifs bla-bla-bla…

 

16 heures 39

L'esprit disjoncte. Le couteau jaillit de la poche. Lame et virole valsent une danse macabre. La main gauche saisit le cou. La main droite affirme sa prise sur le manche…    

Éric Gohier

 

Pour en savoir plus, le site d’Eric : http://ericgohier.e-monsite.com/

Article Midi-Libre : http://www.midilibre.fr/2017/07/13/frontignan-eric-gohier-prix-de-la-nouvelle-du-firn,1535906.php

 

 

Au revoir cher ami

 

« T'es toujours le même mon vieil Antoine. »

Un peu pâle certes. Quelques cheveux grisonnants qui signent l’avancée du temps. Et puis ces rides au coin de ses yeux rieurs. Antoine aimait bien rire, il aimait bien frimer, il aimait la vie.

Ce costume noir et cette cravate ne lui vont pas. Je ne l’ai jamais vu en porter et je sais aujourd’hui pourquoi. C’est beaucoup trop sérieux pour lui. Je suis sûr qu’il aurait préféré être inhumé en costume de carnaval. La fête jusqu’au bout. Il aurait dit : « buvez à ma santé et souhaitez-moi bonne route ! Il y a de la blanquette et des petits fours, servez-vous. Et riez bon sang ! Riez ! Ce n’est pas si grave, la vie continue. Enfin pas pour moi, mais ça c’est mon affaire hein. »

Je l’imagine si bien que j’en souris. Ce n’est pas le comportement à adopter dans un salon funéraire. Je me cache le visage et regarde autour de moi.

Il y a son épouse, qui naturellement est effondrée. Elle a de lourdes poches sous les yeux, elle essaye tant bien que mal de faire bonne figure, de rester digne, mais cela se voit qu’elle a envie de se ruer sur le premier oreiller venu et de le noyer sous son chagrin.

Sa fille c’est autre chose. Elle reste assise en retrait, sourit poliment quand on lui parle, mais je la sens tétanisée. Elle n’a pas encore réalisé que son père est parti, que les prochains jours, les semaines à venir et le restant de sa vie se feront sans lui.

Les parents d’Antoine sont là eux aussi. Son père est un fringant monsieur qui arbore une moustache comme on en fait plus, à la Dali. Sa mère est une femme colorée qui, même pour une telle cérémonie, s’est couverte d’un châle bariolé qui cache en partie sa mise noire ; sans doute une façon de refuser à ce drame le privilège de lui ôter sa traditionnelle joie de vivre. Perdre un parent est déjà une épreuve lourde à supporter, mais perdre un fils, qui peut s’y préparer ?

À la réflexion je me demande si ses parents n’avaient pas tout de même anticipé cette éventualité, sans se l’avouer, logeant cette idée morbide dans un recoin de leur esprit.

Il faut dire qu’Antoine a toujours aimé jouer avec sa vie - ou flirter avec la mort - c’est selon. Marcher sur le bord d’un toit, enjamber la rambarde d’un pont, se pencher par la fenêtre jusqu’à ce que ses pieds ne touchent plus sol, c’était le genre de choses qu’il faisait pour épater la galerie lorsque nous étions gamins. Bien évidemment nous lui hurlions d’arrêter, et bien évidemment il riait de notre peur.

Quelques années plus tard, c’est tout naturellement qu’il fut pris d’intérêt pour les bolides en tous genres. Il rêva d’abord de voitures luxueuses, puis de motos, toujours plus puissantes, rouges de préférence, ou jaunes vif à la rigueur, comme un éclair qui traverse la route si vite qu’on ne voit qu’une forme indistincte nous passer devant le nez et disparaître à l’horizon.

Mais ce jour-là, après un virage mal négocié par temps de pluie, l’éclair avait rencontré un platane. Le pire est sans aucun doute qu’il était alors en route pour me rendre visite.

Cela faisait vingt ans qu’on ne s’était vus. Vingt années où nos seuls contacts se faisaient par téléphone et par courrier.

Les amis d’enfance disparaissent les uns après les autres. La vie passe et chacun trace son chemin. Nous avions des vies à construire, du travail à trouver, une famille à fonder. L’un retourne dans sa Bretagne natale, l’autre tente sa chance à Paris, on se disperse, on augmente les distances, autant géographiques qu’affectives. On se passe d’abord quelques coups de fils de temps à autre, quand on y pense, se promettant qu’on se fera un petit resto un de ces quatre. Et puis le temps passe et les sujets de conversations s’émoussent. L’on s’aperçoit qu’il est vain de s’accrocher aux vieux copains ; que nous changeons et que nous devenons bientôt des inconnus les uns pour les autres.

Alors on ne prend plus la peine de composer leur numéro. D’ailleurs l’a-t-on encore leur numéro ? Pas sûr. Pas grave.

Mais avec Antoine c’était autre chose. Chacun de nos appels était l’occasion de réactiver nos souvenirs et nos espoirs de gosses. Nous nous nourrissions l’un de l’autre pour entretenir cette petite flamme fragile qui disparaît sous le poids des responsabilités d’un adulte. Nous faisions des projets sur la comète, un peu fous, complètement irréalisables, mais qu’importe. Faire le tour du monde, aller voir un match des Chicago Bulls, assister à un concert de Bruce Springsteen, faire The Burning Man au Nevada. Nous en avions parlé, c’est comme si nous l’avions vécu.

Il était ce qu’on peut appeler un ami. Et que ce soit la première fois que je le vois depuis vingt ans n’y change rien. Nous savions tout deux que nous pouvions débarquer à l’improviste chez l’autre et que nous serions bien accueillis.

Pourquoi ne l’avons-nous pas fait d’ailleurs ? Ah oui, la vie tout simplement. La vie et son cortège de petits et gros problèmes, de contretemps, de devoirs et d’empêchements.

La peur peut-être aussi. Peur de constater à quel point nous avons vieilli, à quel point nous sommes devenus des autres.

Mais tu n’as pas changé Antoine, je te reconnais tel que tu étais. Et j’ai bon espoir de n’avoir pas trop changé moi non plus, mais tu n’es plus là pour me le dire.

Cela me fait penser à une promesse que nous nous étions faite sur un banc d’école. Nous venions d’aborder l’histoire et les religions. Il était question de paradis, de vie après la mort, de résurrection. Cette idée nous plaisait, elle flattait notre imagination et notre soif de mystère. Ce jour-là, sur ce banc d’école, deux gamins se sont fait une promesse. Le premier qui meurt envoie un signe à l’autre, pour lui dire si, de l’autre côté, il y a quelque chose.

Je me suis souvent remémoré cette promesse. J’ai réfléchi à la façon de nous y prendre pour nous assurer que le signe envoyé ne pourrait en aucun cas être confondu avec un simple fait du hasard. La meilleure idée que j’ai eue consiste en deux téléphones dont nous aurions partagé les numéros sans les communiquer à quiconque.

J’ai le sien sur moi, dans ma poche. C’est ridicule car il n’est même pas chargé et n’a certainement plus de crédit, je n’ai pas eu le temps de m’en occuper. Mais c’est le seul moment. Après il sera trop tard, définitivement trop tard.

La pièce s’est peu à peu vidée. Il ne reste plus que moi et sa fille, toujours assise sur une chaise inconfortable, les yeux vissés sur son père, qui pourtant semblent ne voir que le vide. Je m’interpose entre les deux pour cacher ce que je vais faire. Le téléphone dans la main je fais mine de réajuster sa veste, et j’en profite pour le lui glisser dans la poche intérieure.

J’ai l’impression de commettre un sacrilège. Je regrette presque aussitôt mon acte. J’ai peur de me retourner et que la fille me jette un reproche. J’entends des pas derrière moi. C’est son père qui vient regarder son fils une dernière fois avant que tout le monde ne parte. Je songe à le laisser seul mais il me dit :

« Antoine me parlait souvent de vous. C’est bizarre parce que je ne me rappelle pas comment vous étiez gamin. Je ne vous reconnais pas sur les photos de classe.

˗ Je vous rassure mes parents non plus ne me reconnaissent pas sur ces photos. Monsieur Guibert me plaçait toujours au fond. J’étais trop grand pour être assis, mais pas assez pour que ma tête dépasse de la rangée devant moi. Mais je vous promets que mon front n’a pas changé. »

Nous échangeons un sourire timide à défaut d’oser rire. Il reprend :

« Je tenais à vous dire... je sais que, d’une certaine manière, vous devez vous sentir responsable de sa mort. Ne le soyez pas. Sachez que ni moi ni mon épouse ne vous mettons en cause. Antoine aimait trop la vitesse, il aimait trop le risque. C’est un miracle qu’il ait atteint cet âge, quand bien même nous aurions espéré... un peu plus. Il était content de venir vous voir. Non. Heureux. Et je suis heureux qu’il ait été votre ami. »

Ma gorge est si nouée qu’elle me fait mal. Je détourne la tête pour écraser une larme insidieuse et bredouille un « merci ».

˗ « Venez. Allons rejoindre ces dames. Je crois qu’un bon verre de Muscat ne nous fera pas de mal. »

 

Le soir venu, je me retrouve affalé sur le canapé. Le film de la journée m’apparaît à travers un écran de brouillard, une pellicule passée en accéléré. J’y étais sans y être.

Devant moi se trouve le second téléphone que je me réservai. C’est un vieux modèle, avec des touches non tactiles. J’apprécie le petit craquement du clapet qui se déplie.

L’écran noir me renvoie mon reflet. La batterie est vide depuis des années.

Je ne l’ai pas mise à charger.

Je crois que je ne vais pas le faire.

À quoi bon ?

En me levant je suis pris d’un vertige, mélange de fatigue dû à l’émotion et à l’alcool que j’ai ingurgité tout au long de la journée. De l’air frais me fera du bien. Je me rends sur le balcon et m’accoude sur la balustrade. Je profite de cet instant de paix fugace, l’esprit vide et clair, la respiration lente. J’apprécie cette forme imparfaite de silence qu’on peut retrouver le soir venu, où seuls me parviennent les bruits étouffés du lointain.

Le téléphone est entre mes mains.

Je songe à le jeter dans le noir. Loin. Très fort.

Mais devant mes yeux un carré de lumière s’allume.

 

Vous avez reçu un message de :

ANTOINE

Théo Letna

Pour en savoir plus, le site de Théo : http://theoletna.com 

 

 

 

Au domaine des taupes

 

Il vivait comme une taupe, il n’avait pas vingt ans, et il venait d’apprendre la haine.

 

Jusqu’alors, tout était resté un peu flou pour lui. Il avait trouvé normal d’être appelé à la guerre, comme son père avait fait la précédente, partir à la guerre était dans l’ordre des choses. Bien sûr, il avait été désolé de voir sa mère pleurer à son départ, mais quand même, elle aurait pu manifester plus de fierté à le voir partir comme un homme pour défendre la Patrie.

A peine débarqué, un peu hébété par tant d’heures passées dans le train cahotant au milieu du brouhaha et dans la fumée épaisse du tabac, on l’avait transbahuté, déplacé, envoyé de droite et de gauche, il n’y comprenait rien ; Jean s’était aperçu de son désarroi et l’avait pris en charge avec bonhomie.

Jean. Les larmes lui monte aux yeux, heureusement dans cette caverne, il y a des coins sombres où ruminer en paix son chagrin, loin de la lueur vacillante des lampes.

 

Ils ne s’étaient plus quittés. Jean l’avait soutenu, le défendant d’un regard contre les méchantes plaisanteries, l’encourageant dans les moments de mauvaise humeur, lorsque l’exercice paraissait interminable, lui apprenant l’argot et les plaisanteries grasses. Jean venait d’un milieu populaire et dur où le coup de poing partait  facilement, et faisait la loi dans leur chambrée.

De la caserne, ils avaient été envoyés ensemble sur ce côté du front, dont il avait à peine entrevu le paysage, grandes plaines couvertes de blés dorés qui n’avaient pas été moissonnés. On devinait les pentes douces de petites vallées fendues de rus sautillants, des clôtures pour les troupeaux mais les pâtures étaient désertées. Tout cela, il l’avait à peine aperçu, on l’avait poussé avec sa compagnie, suivez le mouvement, pas de temps à perdre. Et il s’était retrouvé, un peu éberlué mais toujours aux côtés de Jean, dans la carrière.

 

L’endroit était immense, et les boyaux qui partaient de la première salle semblaient devoir s’enfoncer jusqu’aux entrailles de la terre. On les mena au dortoir : des châlits de trois couchettes superposées, où Jean eut vite fait de leur réserver deux places l’une au-dessus de l’autre, pas celle d’en haut parce que, lui expliqua-t-il à mi-voix, la chaleur y monterait vite et rendrait le sommeil pénible ; pas trop loin de la sortie pour gagner du temps en cas d’appel, pas trop loin non plus d’une bouche de ventilation pour pouvoir fumer en paix sans être incommodé, et jouxtées d’un renfoncement profond dans la paroi où leurs affaires seraient protégées de la voracité des rats. Bien qu’étroite, la couchette lui parut accueillante car recouverte d’une épaisse couche de paille, mais il découvrirait dès la première nuit qu’elle regorgeait de vermine.

 

Il apprit assez vite à se repérer dans le dédale des couloirs. Des lampes à acétylène étaient disposées un peu partout dans des cavités creusées à même la roche, leur fumée âcre piquait les yeux. Ces fanaux projetaient un cône de lumière forte juste autour, il levait les yeux et restait ébahi par le travail des carriers qui avaient creusé là depuis des siècles, au-dessus de lui la roche délitée semblait prête à se détacher de la paroi, des coins de bois enfoncés à la masse maculaient de taches sombres la roche blanche, si blanche qu’elle avait été choisie pour la construction de châteaux. Cette énorme chair rocheuse restée en suspension semblait tout à la fois impérissable et fragile, il avait l’impression de déambuler dans une cathédrale souterraine, les galeries au tracé capricieux n’en finissaient pas et aboutissaient à d’autres grottes aménagées, d’autres salles occupées par d’autres sections militaires. Entre deux lampes, on n’y voyait guère il fallait alors avancer au petit bonheur sur un sol inégal rendu glissant par les constants suintements et plisser les yeux comme un chat.

Comme un chat, ou comme une taupe, se disait-il souvent. Combien étaient-ils à croupir ainsi, claustrés dans les galeries ? Plusieurs centaines certainement. Il avait entendu dire que dans une autre partie de la carrière, des Bretons avaient creusé leur propre chapelle. Et tous ils vivaient ainsi, dans une pénombre trouble ponctuée de la lumière blafarde des quinquets, l’atmosphère était malsaine, l’humidité tellement insidieuse que bien des hommes tombaient malades. Guère d’endroits où s’isoler, d’ailleurs c’était mal vu, tu fais donc ton fier lui lançait-on d’une voix acerbe lorsqu’il revenait d’escapades solitaires, la promiscuité était de règle.

 

La cantine était une grande salle dont les murs voûtés semblaient taillés à la serpe. Là officiait le cuistot ; ses joues pleines et rubicondes laissaient supposer un certain penchant à goûter souvent ses plats, bien qu’il s’en défendît en accusant l’âtre de refouler. Plusieurs fois, il avait réclamé que l’on modifiât la bouche d’évacuation. Les gars aimaient bien leur cuistot, qui s’ingéniait à leur concocter un rata convenable.

Pas loin, la salle des réserves ne sentait pas très bon, on y entreposait toutes sortes de vivres, les céréales fermentaient vite à cause de l’humidité, la viande attendait parfois trop longtemps, sans glace pour la conserver. Jean eut vite fait de copiner avec les préposés à la garde, il tenta se faire refiler du rab mais les sanctions étaient très fortes en cas de prébende illicite, tout était consigné dans d’épais registres ; à peine obtint-il de temps en temps un peu plus de tabac que sa ration. Là étaient aussi emmagasinées les munitions, ce qui imposait une vigilance de tout instant, la poudre entassée en grandes quantités ne devait pas prendre l’humidité, et il fallait prendre garde à la moindre étincelle.

 

Une des entrées de la caverne servait d’hôpital. Il évitait d’en approcher, vaguement écœuré par l’odeur douçâtre qui en émanait, et remué par les plaintes parfois stridentes des blessés qui y attendaient leur évacuation. Les litanies déclinées d’une voix réconfortante par l’aumônier les soulageaient quelquefois. Lorsque ces récitations liturgiques étaient accompagnées de répons, cela signifiait que le soldat était mort, et que les camarades de sa compagnie étaient aux côtés de l’officiant. Lui s’éloignait sur la pointe des pieds.

A vrai dire, la mort ne le concernait pas vraiment. Il était sorti une ou deux fois dans les tranchées, en empruntant avec ceux de sa section l’étroit escalier, qui, derrière l’autel de la chapelle, montait en colimaçon jusqu’à émerger à l’air libre. Il avait été épouvanté par le bruit, le déchaînement des canonnades, mais poussé au milieu des camarades il avait pris sa place dans la tranchée, et tiré, tiré, comme on le lui avait appris à la caserne, il s’était révélé un bon élément, rapide et précis. On ne voyait pas vraiment les gars que l’on canardait, les cris se noyaient dans les détonations tonitruantes, la mort restait informelle. D’ailleurs, rentrés dans la grotte, on n’en parlait pas. Il ne ressentait pas d’animosité particulière envers les autres, ceux d’en face. C’était la guerre, voilà tout.

 

Il s’ennuyait un peu en bas, malgré la compagnie de Jean. Certes il y avait les parties de cartes, jouées soit à la bonne franquette, sans enjeu, soit avec une mise, monnaie, ration de vin, tabac. Des disputes éclataient, les joueurs s’accusaient de triche, ils en venaient aux mains. Alors intervenaient ceux qui avaient fait cercle pour suivre la partie. L’arbitrage de Jean était très recherché, ses blagues pleines de verve démontaient les esprits surchauffés. Il y avait aussi les parties de dés, les tours de magie, les soirées à raconter des histoires. Et les moments délicieux d’isolement, lorsqu’il recevait une lettre de sa famille, longue missive un peu protocolaire où sa mère lui donnait des nouvelles de tout le monde, où sa jeune sœur lui glissa un jour une fleur séchée cueillie pour lui au jardin familial qu’il eut l’ingénuité de montrer à ses camarades, déclenchant des quolibets qui lui firent monter le rouge au front, jusqu’à ce qu’intervint Jean dont le ton courroucé firent taire les moqueurs. Ce jour-là, il perdit un peu de sa naïveté.

Lorsque Jean lui proposa, pour tromper le désœuvrement, qu’ils se missent à la sculpture, il se récria tout d’abord. C’est que ces bas-reliefs, qui émaillaient les parois rocheuses, faisaient son admiration depuis leur arrivée dans la creute. Il avait passé de longs moments de contemplation devant le buste de Marianne dont le profil altier le faisait rêver. Le coq dressé sur ses ergots l’épatait, il y voyait au moins une raison de son enfermement souterrain. Des troupes cantonnées là auparavant avaient laissé une trace de leur passage par l’inscription de leur numéro de régiment, ornementée de symboles émouvants, croix de guerre, palmes ; certaines sculptures l’intriguaient, les zouaves étaient passés là avant eux, il n’en avait jamais rencontrés, le croissant surplombait une des entrées de la caverne. Dans une autre partie de la carrière, quelques portraits dessinés sur la roche témoignaient d’une grande maîtrise.

Bien qu’impressionné à l’idée de laisser un souvenir de lui à son tour, l’idée le séduisit tant qu’il se prit à rêver tout haut à son sujet. Le drapeau français, ou les blasons de son pays ? Jean haussa les épaules sans commenter et commença son travail.

Sous les doigts agiles de l’artiste improvisé prit forme rapidement le profil d’un visage d’homme, visage plein, bonasse, le front un peu bas peut-être, le nez fort. Le menton était fuyant, mais l’œil se devinait pétillant et plein d’aménité. C’était au total un visage sympathique, plutôt cocasse, et surtout… c’était le visage d’un civil. Cela se reconnaissait à son accoutrement bien sûr, casquette d’ouvrier plantée crânement, col de veste, foulard enserrant le cou et maintenu par un nœud sur la nuque, tel un cheminot ; cela se voyait aussi à ses cheveux fournis et à sa courte barbe. L’ensemble était saisissant et incongru au milieu des sculptures environnantes. Les copains se récrièrent. Ce sacré Jean, il taillait drôlement en plus ! Qui était donc le lascar représenté ? Une vraie tronche d’apache ! L’exécutant se saisit de nouveau de son outil de fortune et grava solennellement, en grandes lettres énergiques : LA POISSE, se refusant en riant à de plus amples explications.

 

Cette nuit-là, il resta les yeux grands ouverts, à écouter les ronflements des autres, ou leurs cris quand l’un d’eux faisait un cauchemar, ce qui arrivait fréquemment, mais on avait le tact de ne pas s’en moquer au matin, on niait même avoir entendu quoi que ce soit si d’aventure le camarade posait la question d’une voix embarrassée.  On comprenait.

Les bruits environnants, il y était habitué, ce n’était pas ce qui l’empêchait de dormir. De toutes ses forces, il pensait à son tableau. Grâce à Jean, qui lui avait montré le chemin de la liberté de pensée, il ne craignait plus d’affronter les railleries. Que les autres dessinent donc Marianne, le coq, les emblèmes de régiment ; c’était admirable. Mais lui immortaliserait les visages bien-aimés de ses parents.

Il se leva tôt le lendemain, avant l’appel qu’il haïssait d’ailleurs, il n’avait jamais pu s’habituer à ces hurlements des chefs pour le réveil, et la lavasse qu’on servait comme café lui levait le cœur. S’éclairant d’un maigre lumignon, il s’achemina à travers les couloirs en direction du mur où Jean avait gravé son sympathique voyou, exalté par l’idée du double portrait qu’il allait sculpter. Peut-être pourrait-il demander à son officier, qui prenait volontiers des photos de leur quotidien, de faire un cliché de son œuvre, et il l’enverrait à ses parents. Ainsi ceux-ci sauraient comme il les aimait.

Mais devant le mur glabre, l’embarras le reprit. Quand même, les copains risquaient de se moquer. Exhiber son affection filiale, cela frisait le ridicule, et puis il savait bien qu’il n’était pas très bon en dessin. Pour se lancer, il détermina d’emblée le contour des cadres : deux cartouches ovales, côte à côte, comme ceux des portraits qui trônaient chez eux sur la commode du salon. Il les enjoliverait par la suite. Il commença par le portrait de sa mère, dans le cadre de gauche. Traits légers, juste une esquisse. Peu à peu, le plaisir du dessin le prit tout entier, le visage apparut, bien que timidement tracé, un visage doux et calme. Tout de suite, avant même les détails, il figura le collier : il l’avait toujours vu au cou de sa mère, c’était le seul bijou qu’elle possédât, cadeau de son père à sa première maternité. Quand elle l’avait mis au monde, lui.

La tendresse le submergea soudainement pour sa mère, pour ses proches, pour Jean qui l’épaulait chaque jour. Il lui semblait que la terre entière était faite pour la tendresse. Bientôt, quand cette guerre aurait pris fin, il chercherait le moyen de vivre constamment avec ce sentiment au cœur.

 

Il entendit l’appel au rata du matin. Pas question de le louper, les repas n’étaient pas si copieux que ça, il avait faim. Il partit au petit trot retrouver Jean. Il débordait d’enthousiasme et de joie de vivre.

Cette euphorie retomba à l’appel des noms, lorsqu’il découvrit que Jean devait partir aux tranchées, alors que lui resterait dans la caverne. Cette séparation, même courte, lui parut de mauvais augure.

Le front soucieux, il participa à la messe qui présidait toujours la montée au front. La chapelle était apaisante : petite et toute en rotondités, son autel en avait été creusé dans la masse de la paroi rocheuse ; la croix, qui supportait un christ de souffrance plein d’humanité, baignait dans la lumière du soleil. Les soldats artistes avaient utilisé de la sanguine pour figurer les rayons de l’astre solaire, et gravé en majestueuses capitales, sur la voussure de la niche surplombant l’autel, la formule incantatoire « Dieu protège la France ». Là officiait un aumônier adulé de ses ouailles, qui portait un nom prédestiné, le père jésuite Doncœur.

D’écouter la voix lénifiante du prêtre, de presque machinalement suivre la liturgie dont il connaissait par cœur le déroulement, lui apporta le calme dont il avait besoin. La communion acheva de le tranquilliser. Il regarda partir Jean qui lui fit un clin d’œil avant de se baisser pour s’engager dans l’escalier bas et tortueux qui menait au front. « Je te raconte l’histoire de mon gus au retour ! »

Au retour Jean manquait à l’appel. Il avait eu la moitié de la face arrachée par un obus.

 

D’un pas mécanique, il se rendit à l’infirmerie, ce lieu qu’il avait jusque là évité avec dégoût. Jean ne répondit pas à son salut, il était drogué, son visage, ce qu’il en restait, momifié de bandages. Le médecin était débordé, épuisé, et lui assena la vérité sans management ; s’il en réchappait, celui-là n’aurait plus ni nez, ni bouche. S’il en réchappait.

Il sortit du dispensaire lentement, marchant d’un pas d’automate. Dédaignant les paroles de réconfort, il se rendit à la grotte où, la veille encore, il regardait son copain graver un visage plein de vie dans la pierre. Sans un regard vers les médaillons de ses parents, qui resteraient à jamais inachevés, il se figea face à la paroi et entreprit le portrait d’un soldat défiguré.

 

Il venait d’apprendre la haine.

 

Christelle Poignant

Cette nouvelle fera partie d'un recueil intitulé : Fantômes de la grande guerre

Editions Cour toujours, nov 2017

 

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