E  c   i      a    c   

N  O   R  d i   N  e    B  r   

 u     T  M   

 

 

Nourdine Bara

 

Habitué de quelques estaminets, entre Gambetta et Figuerolles, Nourdine Bara l’est aussi des planches.

Auteur de théâtre reconnu - on garde un souvenir ému de Tous ceux qui errent, joué à Jean-Vilar au printemps 2017, l’artiste vient de coréaliser un rêve de cinéma. "L’envie est ancienne. Mon premier livre, Le tour de toi en écharpe, avait été préfacé par Agnès Jaoui. Je raconte des idées en mouvement qui se déplacent et se suivent du regard."

"Je fais le choix de mots « simples » pour le rythme qu’ils proposent, les sons qu’ils produisent, les sensations qu’ils provoquent.

Ces mêmes mots qui viennent apporter autant d’organes que nécessaire à des pensées devant se matérialiser face au public. Je pense à cette phrase, dont je me sens très proche : "J’écris des films que mon père peut comprendre."

Jouer dans un café, laisser le bruit de la vie autour s’inviter en laissant une part d’impréparation à tout cela ne dérangent pas du tout ma performance, au contraire. J’écris sur la vie, celle qui peuple les trottoirs, les cafés, les boulevards… Celle qui risque de vous tuer en faisant tomber de son balcon un pot de fleur.

J’aime mettre mes textes à l’épreuve de cette vie dont je parle. Elle ne peut pas être mon ennemie. Pas même lorsque la commande pour la table quatre est criée plus fort que je ne saurais lire. Nombreux sont ceux qui, lors de cette dernière lecture, m’ont dit avoir beaucoup regardé dehors, la rue, tout en m’écoutant. 

Se taire un peu et se rendre compte que tout, vraiment tout, vous parle autour. Puis on décide d’engager, ou pas, la conversation. J’ai longtemps cru que s’ennuyer de la banalité et fuir le médiocre vous offrez aussitôt l’extraordinaire. Je ne crois plus ça ! C’est trop vite déserter un endroit, le sien, qui n’a pas été suffisamment cultivé et sondé. Tout me parait davantage relever d’une vue de l’esprit, encore une affaire de disposition plus que de prétention. C’est un peu ce que j’écris.

« Le plus triste est que l’on a peut-être atteint une indifférence, réciproque, entre grand public et théâtre »

Une amie m’a offert un livre, un recueil de nouvelles. J’ai voulu la remercier en lui écrivant une histoire. Elle a aimé. J’ai continué.

L’écriture m’offre cette évasion, cette distance qu’il faut parfois mettre entre soi et ce qui vous aura percuté, interpellé dans la vie. Tantôt écrire magnifie ces petites choses banales qu’on a vécues. Tantôt cela atténue ou exorcise ce qui ne pourrait rester à l’esprit de façon trop brute, froide, sèche, sans mettre à mal votre moral : une envie de positiver la vie, de poursuivre tout de même."          (Putsch.média).

 

A propos de Harlem Quartet - James Baldwin - Elise Vigier

 

«On l’avait retrouvé gisant dans une mare de sang […] une tempête, une violence, un prodige de sang : son sang, le sang de mon frère, le sang de mon frère ! Mon sang.» Hall Montana, l’air assombri, entame vivement le récit de Harlem Quartet avec la disparition brutale d’Arthur, son petit frère, à 39 ans. Ce redoutable chanteur de gospel avec le «sourire d’un lampion et la voix d’un samedi soir» s’est éteint au crépuscule d’un chant d’amour. Hall se rappelle son frangin, ce satellite en orbite d’une famille, à la fois liée et éclatée, issue de la communauté noire-américaine des années 50-70 touchée de plein fouet par le racisme et l’intolérance. Arthur, la star du groupe «les Trompettes de Sion», a parcouru les Etats-Unis jusqu’à toucher un Sud qui ne lui a certainement pas fait oublier sa couleur de peau. Il ressent très rapidement les injustices, son désir pour les hommes, les maléfices de l’alcool et l’enivrement de la musique...

 

 

 

L'atelier

 

Criminalisons la discrimination

 

La discrimination – en 30 minutes ? Hum ! vaste sujet, rebattu, rabattu, remâché, rabâché, archi-rabâché, mis tous les jours au goût du jour. Partout, sur toutes les ondes, par tout le monde, partout dans le monde depuis la nuit des temps. On pourrait tous défiler avec nos pancartes : « On est tous des discriminés ! Halte à la discrimination ! ».

 

Le discriminé ? Il jubile ! Il prend son pied à nous emmerder. Il ne sait que faire parler de lui : « pauvre de lui : sans argent, sans soutien, sans avenir. » Se plaindre et se faire plaindre par les couillons de gauche, les « Peace and love ! » ressuscités.

S’Il veut que ça s’arrête, qu’on ne le discrimine plus. Il n’a qu’à rester chez lui et pas nous envahir. Comme ça, il ne sera pas discriminable - Minable !

 

On a tous des théories, des choses à dire sur ce sujet : quidam, artiste, politicien, de tout calibre… Moi aussi d’ailleurs !

Dans discriminé j’entends « crime » et « né » et parfois « crime-né » et « crime inné ». Faut le crimer, le criminer sur sa mine, sa sale mine, l’exterminer (dehors, sa mine) parce qu’il a commis le crime de naître au lieu de n’être jamais.

 

Au mieux, si on est vraiment un bon « chrétien », qu’on aime son prochain comme moi-même, on le chasse, on le rejette à la mer ou on l’expulse - gentiment, pour son bien, parce que le pauvre, il souffre chez nous - de la faim, du froid, de la solitude. Ce n’est pas de sa faute s’il est discriminable, mais quand même !… Le discriminé est à discriminer à cause de sa nature. C’est simple : noir, juif, nain, obèse… et pourquoi pas les myopes, demain, les cardiaques après-demain et ceux qui ont un rire qui ne me plaît pas à moi après après-demain ?

Comme on leur signale qu’ils sont encombrants, en surnombre, qu’ils arrivent à nous donner mauvaise conscience, ça les rend mauvais et même revanchards. Alors, ils nous piquent nos femmes, nous volent nos boulots et nos prestations sociales et toutes nos aides. Ils font venir les cousins du pays et, croyez-moi, ils en ont des cousins et des cousines à installer chez nous ! Ils deviennent haineux, braqueurs, souteneurs, violeurs, assassins. Même terroristes ! J’ai même appris qu’ils épousent plein de femmes et – fallait y penser – leur  font beaucoup d’enfants à chacune pour qu’ils soient plus nombreux que nous, et last but not least, ils leur font faire des hautes études à nos frais et leur apprennent à nous détester, à nous haïr… Si, si. Il paraît qu’ils veulent nous exterminer tous, jusqu’au dernier.

Si c’est pas de la discrimination, ça !

 

Entendu dans le métro :

-« Je ne suis pas discriminé ? Je me raconte des histoires ? Je suis maso ?

- Ouais… Arrête de te lamenter et regarde ce qui se passe ailleurs. Tu as de la chance d’être ici, apprécie, bon Dieu !

- La chance ? De quoi ? De galérer sans appartement, sans travail, sans papier ? Il faut que je vous dise merci de vivre dans ces conditions ? Que je me prosterne chaque fois qu’on me fait l’aumône d’un bout de pain ?

- … Je sais pas, moi… Réfléchis un peu, quoi. Un peu de gratitude !

- Je ne suis pas mort, on ne m’a pas encore renvoyé crever ou me faire tuer chez moi ou pendant le voyage, c’est vrai, tu as raison. Et je suis un ingrat. Même pas la reconnaissance du ventre.

 

 

La discrimination est une réalité, il ne faut ni l’ignorer, ni la réduire. Il faut encore et encore tâcher de l’éradiquer, même si l’histoire et l’expérience nous montrent que ses racines au centre de la terre se régénèrent en permanence.

 

Au fait, il y a une « autre » discrimination : la discrimination positive, mais discrimination quand même. C’est le même rejet, la même interdiction d’être et d’assumer qui et ce qu’on est mais, pour des raisons « positives » ! Je l’ai vécue des décennies : « t’es pas pareille… Tu es différente. Tu parles trop bien, tu écrits trop bien. Tu es spéciale, tellement exotique, Nefertiti. »

Encore maintenant, quand j’arrive quelque part, je m’interroge : « Va-t-on se commettre avec moi ? Quelqu’un va-t-il oser ? » Je reste plantée, j’attends qu’on veuille bien s’approcher de moi. Et s’il vient, quelle sera sa motivation ? Me bouffer ? Quel sera le niveau de sincérité de son mouvement vers moi ? » J’ai la trouille de me faire bouffer.

 

N’est-ce pas moi aussi, avec mes doutes et mes peurs, qui discrimine ?

 

Viviane

 

Retour au village

 

Ils ont tourné la tête. Ils se sont tus.

J’ai dit : « bonjour ». En guise de réponse, juste un murmure, des mouvements de tête et des pas qui s’éloignent. Je me suis retrouvé face à lui. Lui, il n’avait pas le choix. Je voulais des œufs, du beurre, du fromage et du pain. Il m’a regardé : « Le pain, c’est le matin, faut le réserver. »

Je lui ai souri, « c’est pas grave ».

Et il m’a servi sans un mot... si, un, 10 euros 50. Il a encaissé. J’ai remercié, tout rangé dans mon panier, dit au-revoir. Il était déjà dans sa réserve, il était parti vite comme pour ne pas entendre, ne pas avoir à dire.

J’ai remonté la grand-rue, des rideaux se sont écartés, des portes ont claqué.

Personne, il n’y avait personne dans cette grand-rue.

Je suis arrivé à la maison familiale, suis entré et ai commencé à m’installer. Ça sentait l’humidité, j’ai ouvert, grand, les fenêtres. Je me suis penché à l’une d’elles. Ils étaient là en face. Ils observaient. Dès qu’ils m’ont vu, les visages se sont détournés, les conciliabules se sont feutrés.

J’ai tendu l’oreille, j’ai surpris des « … pas chez lui … parisien… seulement maintenant… trop tard... ».

Oui, c’était trop tard. C’est toujours trop tard dans ce cas-là. J’aurais dû revenir avant, mais je ne l’ai pas fait. Je voulais leur dire, m’excuser.

Je n’avais rien fait de mal, j’étais parti à Paris. Ici, y avait rien, pas d’avenir. Mais ils m’en voulaient d’avoir fui, fui leur chemin sans issue, sans espoir. Je n’étais plus le bienvenu.

J’étais né ici, j’avais grandi ici, j’aurais dû rester. C’est comme ça. J’avais trahi, je n’étais plus des leurs.

 

Michel

 

 

Y avait vraiment de quoi en faire tout un plat

 

- Est-ce que je vous demande, moi, si la viande vous est interdite le vendredi ? Si, à Pâques vous attendez que les cloches reviennent de Rome pour vous gaver de chocolat ?

Elle s’était pourtant bien préparée, avait relevé, de bonne heure, le dossier de son lit ; elle avait attendu son repas avec gourmandise. Du couloir, lui étaient arrivées les effluves caractéristiques de la choucroute. Ça faisait longtemps qu’elle n’avait pas mangé de choucroute. C’est pas un plat qu’on fait quand on est seule. C’est un plat qu’il faisait bon partager. Elle se souvient. C’était la fête quand elle posait, sur la table familiale, ce grand plat creux – un grand plat creux ! Que la langue française est parfois cocasse !  Elle avait du mal à porter, sur la table de la salle à manger, cette montagne de choux fermenté, parsemé de graines de genièvre, et surmontée d’une  profusion de charcuteries alsaciennes : saucisse de Montbéliard, gendarmes, palette et tranches de rôti de porc fumés… Lara l’accompagnait toujours d’un Sylvaner qu’il avait mis au frais la veille, Hakim et  Karim, eux, préféraient la bière.

L’autre, l’aide-soignante, s’impatientait, le plateau dans les mains. Sur le plateau, une misérable omelette avait perdu, semblait-il, le souvenir du jaune d’œuf, une frisée trop verte  et un yaourt nature.

La malade revint à l’attaque :

- Vous pouvez me dire pour quelle raison vous m’avez préparé un menu spécial ? Est-ce que j’ai dit, un seul jour, à la diététicienne, que j’étais allergique au porc ?

- Mais Madame, j’ai cru que…

- Qu’est-ce que vous avez cru ?

- J’ai pensé qu’avec votre nom, votre…

- Ma quoi ? Ma tête ? Ma tête d’arabe ? Ma tête de musulmane ?

- Ben oui, je pensais que pour une arabe musulmane, la choucroute était à éviter.

- D’abord, sachez que je suis une Kabyle qui ne pratique aucune religion. Ensuite, évitez dorénavant de juger les gens sur leur mine. Maintenant, vous pouvez remporter votre plateau et me servir le plat du jour sans arrière-pensée car dans ma famille, le cochon, on l’aime de la tête à la queue.

 

 

A propos de la pièce de Valère Novarina : Les animaux imaginaires

 

Au TMS (Théâtre Molière de Sète)

 

Un spectacle étourdissant qui aborde la question de la langue, qui fait des mots des êtres vivants. Une performance d’artistes qui nous entraînent dans un délire à la fois dadaïste et surréaliste et qui arrache fous rires et applaudissement à une salle comblée !

Il a duré combien ce spectacle ? 3 heures ? On n’a pas vu le temps passer !

L'animal Imaginaire  

 

C’est dans la Cour d’honneur du Palais des papes que Valère Novarina nous convoque pour un nouveau voyage dans l’univers du langage, voyage à la source de notre langue “mangée” par des acteurs boulimiques et généreux qui, avec leurs corps, font danser les mots sur la scène du théâtre. Théâtre forain, cirque, ballet, tragédie classique, comédie, drame, music-hall, attractions, marionnettes? Tout à la fois, car toutes les formes sont bonnes pour faire entendre aux spectateurs que la langue n’est pas seulement une suite de mots mais un des fondements de notre “vivre ensemble” dans lequel nous devons nous reconnaître et nous retrouver sous peine d’éclatement, de crise, d’effondrement. Une langue qui retrouve ses origines, qui sort de l’oubli le parler dialectal, qui enrichit le présent des trésors du passé. Les personnages de L’Acte inconnu, Raymond de la Matière, Irma Grammatica, Le Déséquilibriste, La Machine à faire l’Homme, Jean Terrier, L’Ouvrier du Drame et tous leurs compagnons de voyage vont rebondir de cour à jardin pour manifester leur désir de se tenir droits, insoumis, drôles, en un mot “vivants”, dans ce “paysage parlé” qui se déploie en quatre temps, en quatre mouvements de ballet qui se développent dans cet espace vide, lieu par excellence de l’explosion du verbe et de la dissection du corps. C’est par chutes, cassures, déconstructions, reconstructions successives que se constitue le travail de Valère Novarina, comme un grand rébus, comme un jeu presque enfantin qu’il faut aborder en toute liberté, sans a priori, sans certitudes. La scène devient le lieu du plaisir ludique, celui d’ouvrir des espaces inconnus à des corps parlants par mots et par gestes, celui de faire entendre et partager une langue délivrée. JFP    Avignon 2007

 

 

 

L'atelier

 

- Lecture de trois textes de Nourdine, tirés de son livre Et je leur dirai quoi ? Ed. Domens. Ce sont des monologues sur la difficulté d'écrire des dialogues, d'avoir un vrai dialogue avec les autres...

- Imaginez un moment où la discussion a foiré. Quelque chose autour de la parole, difficulté à dire, à écouter.

 

 

Voyage au Mexique

 

J’étais parti tôt. Je répétais inlassablement les mots, bons mots pour dire, sans blesser, mais dire, tout dire.

Je l’ai aperçue à la terrasse du café, elle était belle. Ça m’a ébranlé. J’ai redit les mots encore et encore. J’ai ralenti… Pourvu qu’elle ne me voie pas... Je me suis assis sur un banc… Je répétais, répétais les mots et ils ne tenaient plus debout. Ils s’entrechoquaient, inintelligibles. Je devais lui dire. Je respirais et reprenais chaque mot, essayais de les assembler pour en faire des phrases, des vraies. « Tu sais, je …... », « Tu te rappelles quand …... » non ça ne venait pas, ça ne tenait plus. « Je t’avais expliqué que si……. ».

Plus j’essayais, moins les phrases, les vraies ne sortaient. J’étais ce petit garçon qui répète en boucle la liste de courses pour ne pas oublier et, qui, arrivant à l‘épicerie ne sait plus ce qu’il doit demander, dire. J’étais comme lui, j’avais perdu les mots, les bons mots, leur agencement.

 

J’ai entendu mon prénom. J’ai levé la tête, elle m’avait vu et me faisait de grands gestes m’invitant à venir.

Je ne pouvais plus reculer. J’essayai un sourire, ma bouche s’est tordue. Elle semblait heureuse de me voir… ça m’a terrorisé. Elle m’a embrassé, mon corps s’est raidi. Ce baiser sur ma joue me brûlait. Je ne méritais pas sa main sur mon épaule.

- Ça va pas ?

- Si, si, j’suis crevé, c’est tout.

- Ha, tu me rassures.

Tu me rassures. Non pas ça, pas ces mots. Lui dire, tout lui dire. Ça tournait en boucle dans ma tête, lui dire, tout de suite pour en finir. Qu’elle ne croit pas… qu’elle sache…

J’avais honte. Elle était là devant moi souriante attendant mes mots. J’ai osé faussement enjoué.

- Ça va toi ?

Y a que ça qui est sorti. Je me méprisais.

- Oui , super. Demain avec Jérémy, on part au Mexique. Il va chercher du boulot. S’il en trouve, on s’installe là-bas.

- Oui, je sais, ai-je répondu.

Oui je savais. Il était parti seul et c’est ça que je devais dire.

J’ai ajouté :

- Oui, je sais, mais, Jérémy, il a d’autres projets.

J’avais honte, d’autres projets. Qu’est-ce que cela voulait dire. Ce n’est pas ça que je devais dire.

- Ha bon, c’est chouette, m’a répondu Mélanie, enthousiaste, lesquels ?

- Lesquels…, heu… , je ne sais pas si je peux te le dire. Il veut peut-être te faire la surprise.

La surprise, quel con j’étais, qu’allais-je raconter !

- Fallait pas m’en parler alors !

- Oui, t’as raison, fallait pas…

- Alors ?

- Alors quoi ?

- Ben les projets ?

- En fait…, il ne m’a tout expliqué en détail … , c’est assez compliqué … Je préférerais que ce soit lui qui t’en parle.

Ça y est j’avais trahi mes deux amis . J’étais lâche. Je n’avais pas osé.

Je cherchais des excuses :  « Ce n’est pas à moi de le dire... Jérémy est un salaud de m’avoir donné cette tâche-là ... c’est lui le lâche ... »...

Tout était vrai, mais j’avais accepté quand il me l’avait demandé.

« Toi, tu as les mots, tu sauras lui dire. Vous vous connaissez depuis la maternelle. Je te fais confiance ». C’est ça qu’il m’avait dit et j’avais dit oui, comme un con, pour lui faire plaisir, pour qu’il m’aime un peu plus. Et, là, je me trouvais face à elle, ses illusions, ses attentes et je bégayais.

Son portable a sonné.

- C’est ma mère, attends, je réponds.

Elle a écouté, son visage a changé. Aucun son ne sortait de sa bouche. Des larmes se sont mises à couler le long de ses joues.

Elle a posé le téléphone, m’a regardé.

- Il est parti.

 Je l’ai fixée et j’ai répondu.

- Oui, je sais.

Michel

 

Suit un long silence.*  

 

Bien sûr qu'elle avait raison. Bien sûr que j'ai raison. Nous n'avons pas le même discours. Le sien est répétitif : pourquoi toujours me re-formuler ce qui ne va pas chez elle ? D'autres mots, mais les mêmes mots en fait. Tournures différentes, intonations imaginées plus ou moins violentes, un point d'exclamation à la place d'une interrogation. Qu'est-ce-que cela change à notre échange ?

 

Comment "parler" à une personne si éloignée géographiquement, éloignée physiquement, éloignée mentalement. Mes mots ne sont pas les siens, parce que mes mots ne sont pas "signifiés" pareil dans sa tête !

On se vit de loin, on se dit de loin. Des paroles se perdent dans les réseaux, pourquoi tu dis ça ? Je ne comprends pas, que... quoi ... PARLE PLUS FORT !

Je n'aime pas hurler, surtout à une boite en plastique dur : qui est-elle ?

 

Ce qui se transmet oralement est-il moins compréhensible que lorsque c'est écrit ? Ecrit sur du papier, je veux dire. "Et la Planète ?  Combien d'arbres etc..." Mais je les emmerde, j'aime l'odeur du papier, le glissement du stylo sur la feuille quadrillée.

Fini les lettres, on passe aux textos, aux mails. Je ne suis pas la dernière à les utiliser. C'est tellement plus VITE.

C'est drôle comme ce qu'on y écrit n'a pas cette sensibilité graphique de l'écriture sur papier. Mon parler est déjà visible grâce à la forme de mes lettres, arrondies, angulaires, des ronds sur des i, avec ou sans virgule pour dire plus vite, comme en parole.

 

Difficulté de dire car difficulté à entendre : non, tu sais pas ! Tu comprends rien ! Si, je sais. Ou alors explique, parle, fais des phrases qui se terminent et non des soupirs en ponctuation, avec TES mots. Oh, t'inquiète, je les connais mieux que tu ne le crois.

Ecoute. Tu m'écoutes ? Silence.

On coupe. Plus de batterie ! On coupe. Plus de forfait! On coupe. Connexion ?  Ça coupe.

 

Demain, ça remarchera, on re-parlera. On n'osera plus dire ce qui devait être dit au bon moment : hier. Parce qu'hier on avait besoin de le dire, mais là non, on ne peut plus. On attend.

Des sentiments n'ont pas été exprimés : trop tard, ou trop tôt pour qu'elle les entende enfin ?

 

"Elle" est là, on est face à face. Qui commence ? On va quand même pas se la jouer au dé cette conversation !

Le thé refroidit.

Allez, lance-toi. Yes ! Les mots sont sortis ! Le cœur s'est vidé, j'ai chaud.

En face, sa photo mal calée tombe sur la table.

 

Je ne sais pas les bonnes paroles, je ne sais pas prêcher. Je me parle, on se cause ma tête et moi. C'est plus confortable de ne se parler qu'à soi, on se dit tout ce qu'on veut. Cela reste entre moi et moi. Quelque fois tout n'est pas compréhensible, "brouillonneux", cafardeux, noir de... Puis ça se dénoue, je me fais pitié, je me pardonne. Je m'accorde, tout compte fait, assez bien avec mes conversations internes.

 

Excuse-moi, je te laisse. J'ai un texto.

 

Sylvie 

 

* Phrase tirée du livre de Gitta Mallasz "Dialogue avec l'ange" Ed Aubier

 

 

Peur de son ombre

 

Depuis quelques semaines son chef de service la harcèle. Son grade, sa misogynie, son machisme et surtout sa timidité maladive à elle l’empêchent de se défendre, de se rebeller. Elle ne peut pas même se plaindre aux délégués de son entreprise habilités à régler ce genre de problème.

Michel, son mari, très bavard, la critique souvent : « Tu ne parles pas… T’as jamais rien à dire. » Pourtant ils sont là les mots. Sur le bout de sa langue ses mots. Ce n’est pas qu’elle n’a rien à dire, elle a des tas de choses à dire mais elle ne sait jamais si ce dont elle voudrait parler est intéressant. Il la rabroue si souvent. Elle ne sait pas non plus si quelqu’un pourrait trouver intéressant ce qu’elle dirait. Quelqu’un qui l’écouterait. Jusqu’au bout. S’intéresserait à elle même si elle ne dit rien d’extraordinaire. Elle n’arrête pas de se raconter ce qu’elle a vécu, ce dont elle rêve, ce qui lui arrive, ce qu’il lui faudrait faire pour que ça aille mieux, trouver de nouvelles versions de sa vie, avec différents avenirs, tous beaux, comme ceux dont elle rêvait jadis. Une belle vie où elle serait libre et parlerait librement et se ferait comprendre sans peur. Et où on l’entendrait. Que sa vie rêvée ne soit pas juste un rêve mais sa réalité. Ou alors en finir, elle y pense aussi à en finir, souvent même. Mais à qui révéler tous ces secrets ? A qui pourrait-elle faire suffisamment confiance pour parler, se livrer sans risquer d’être trahie, méprisée, moquée, prise pour une dingue.

Et qui l’aimerait suffisamment pour l’écouter ? Il n’y a personne.

 

Un soir où il la relance plus fort que d’habitude, elle ose à mi-voix raconter ce que son chef lui dit et lui fait sans trop de détails car elle le connaît, elle a peur de ses réactions, il est très jaloux et c’est un emporté, un belliqueux.

«- A quelle heure il part du bureau ton chef ?

- Heu… vers 18h, 18h15, à peu près.

- Demain je viens avec deux potes et on lui casse sa sale figure à ce salaud.

- Ce n’est pas la peine, ça s’arrangera sûrement.

- Comment ça pas la peine ? Je vais pas le laisser tripoter ma femme ! A quoi il ressemble, que je casse pas la tête à quelqu’un d’autre

- Non, ce n’est pas la peine, il va peut-être arrêter.

- Alors de quoi tu te plains ?

- … C’est que…

- Non, j’attends pas. Il s’arrêtera et pour de bon si je l’envoie à l’hôpital. Il t’emmerdera plus. Capito ? Et tu m’emmerderas plus non plus avec tes histoires. T’es pas capable de te défendre toi-même alors moi je lui démonte sa tête à ce salaud. Je lui envoie un crochet du droit et sa tête tourne à 360 degrés. »

Elle panique de peur et bégaie que ça s’arrangera, que s’il continue elle essaiera de lui parler, de lui faire comprendre que ça ne se fait pas, que ce n’est ni correct ni digne d’un chef de service. Il hausse les épaules et se rallume une cigarette.

 

Tous les jours elle tremble à l’idée de voir son mari surgir dans son bureau. À 18h, elle sort en même temps que son chef pour empêcher le drame. Michel ni ses potes ne sont jamais là.

 

Son chef continue à la harceler, mais elle n’en parle plus. Quelques jours plus tard son mari critique encore son mutisme, elle prend l’air détaché : « Tu sais, Michel, au bureau tout est rentré dans l’ordre, mon chef de service s’est calmé, il ne m’embête plus, je crois qu’il a bien compris. Je suis sûre qu’il ne recommencera plus. » Il se met en colère, l’a traite de conne : « Idiot que je suis, j’ai failli lui casser la gueule pour rien à cause de toi et de tes histoires de nana hystérique.

 

Elle se promet de ne plus parler. Jamais. A personne

Viviane

 

 

Non ce n’était pas comme ça avant. Avant, on échangeait, à égalité, chacune avait sa place, les rails étaient bien graissées, nos wagons de paroles glissaient sans jamais se télescoper, l’un vers l’autre ; chacune cherchait à étonner l’autre, à l’intéresser. Chacune trouvant dans les propos de l’autre de quoi s’enrichir, s’émouvoir, se distraire. On se donnait mutuellement le temps de développer, de vider son sac, de faire partager, jusqu’à l’échangeur : un mot, une idée qui surgissaient faisaient réagir l’autre. Tout pouvait se dire, tout pouvait s’entendre. Chacune avait sa place dans ces marathons de parole.  

Maintenant, ce n’est plus comme avant. Depuis qu’elle vit seule, depuis qu’il est parti pour toujours, depuis qu’elle reste muette à longueur de journée, exceptés les quelques mots adressés à sa vieille chienne, surtout depuis qu’elle a pris conscience qu’elle aussi, elle allait partir bientôt, qu’elle avait besoin de raconter, de se raconter, de me raconter qui elle était, combien elle était importante, alors, aux yeux des autres, combien on l’admirait.

Désormais, ce n’est plus l’échange qui compte. Je suis juste l’oreille, amie et nécessaire, qui prend le temps de l’écouter pour qu’elle se sente encore vivante, pour qu’elle laisse des traces. Je suis celle qui, à sa place, peut prendre la plume pour témoigner qu’elle n’a pas toujours été cette vieille personne analphabète, oubliée de ses plus jeunes absorbés par le train trépidant de leur vie. Alors, je monte avec elle dans son wagon et j’écoute ses mots, j’enregistre les histoires de son passé en majesté, racontées en boucle, pour les fixer sur le papier et… je tais les miennes. Mes propres mots ne comptent plus pour elle. Désormais, le temps de nos rencontres, je les ligote dans ma valise et j’envoie le tout dans le filet à bagages.

 

 

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